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A-t-il découvert le phosphore, le manganèse, le bismuth ? A-t-il inventé la poudre à canon ? La formule chimique en est certainement dans ses écrits ; mais peut-être l’avait-il empruntée aux Arabes, ainsi que beaucoup d’autres recettes et observations. Les hommes du métier savent d’ailleurs qu’entre une observation de détail même heureuse, une formule chimique même exacte, un pressentiment même divinateur, entre tout cela et une véritable découverte scientifique il y a une différence infinie. Le fait est qu’en cherchant peu philosophiquement l’introuvable pierre philosophale, les alchimistes ont rencontré beaucoup de vérités qu’ils ne cherchaient pas. Roger Bacon est plus souvent un alchimiste et un astrologue qu’un véritable astronome et un chimiste digne de ce nom. Il croit à la transmutation des métaux et à l’influence des conjonctions célestes sur les événemens humains. Les Arabes lui ont assuré qu’Artéphius avait vécu mille vingt-cinq ans, et que l’élixir chimique ferait vivre plus longtemps encore. Il donne des électuaires où entrent l’or potable, des herbes, des fleurs, du sperma ceti, de l’aloès, de la chair de serpent, etc.

Alchimiste et astrologue, il ne lui manquait rien pour être un magnétiseur. Je trouve en effet dans Roger Bacon cette grande découverte du XVIIIe siècle, le magnétisme animal, de sorte que s’il a la gloire d’avoir fait pressentir tantôt Copernic, tantôt Descartes, tantôt Newton, il n’a pas échappé au malheur de devancer Mesmer. « L’âme, dit-il, agit sur le corps, et son acte principal, c’est la parole. Or la parole, proférée avec une pensée profonde, une volonté droite, un grand désir et une forte conscience, conserve en elle-même la puissance que l’âme lui a communiquée et la porte à l’extérieur ; c’est l’âme qui agit par elle et sur. les forces physiques et sur les autres âmes, qui s’inclinent au gré de l’opérateur. La nature obéit à la pensée, et les actes de l’homme ont une énergie irrésistible. Voilà en quoi consistent les caractères, les charmes et les sortilèges ; voilà aussi l’explication des miracles et des prophéties, qui ne sont que des faits naturels. Une âme pure et sans péché peut par là commander aux élémens et changer l’ordre du monde ; c’est pourquoi les saints ont fait tant de prodiges[1]. »

Il faut pardonner à Roger Bacon, qui a devancé de trois siècles les grandes vues des temps modernes, de ressembler par plus d’un mauvais côté aux génies aventureux du XVIe siècle. J’avoue qu’il a des traits de Cardan et de Paracelse ; mais il est plus juste de le rapprocher de Kepler. Comme ce grand astronome, il associe les calculs précis et les vues de génie avec les caprices d’une imagination

  1. Opus majus, p. 251. Comp. Opus tertium, cap. 27.