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éconduit, et voilà les métaphysiciens qui se remettent à l’ouvrage, et les générations nouvelles qui se passionnent pour leurs systèmes et leurs combats. Je crains que M. Charles n’ait pas démêlé que le problème de l’individualité n’est autre que le problème de la matière et de la forme, lequel n’est qu’un aspect du problème éternel des réalistes et des nominaux.

Mais voyons un peu ce que dit Roger Bacon sur la matière et la forme. M. Charles admire la clarté de sa théorie. C’est ne pas être difficile en fait de clarté. Ce que j’entrevois pour ma part dans cette doctrine obscure et indécise, c’est d’abord que tout individu réel, esprit ou corps, corps brut ou corps vivant, esprit humain ou esprit angélique, en tant qu’il est réel, en tant qu’il est une substance, possède matière et forme, c’est-à-dire peut être envisagé par la raison sous le point de vue de l’indétermination ou de la possibilité, ou sous celui de la détermination et de l’actualité. Il y a donc matière spirituelle et matière corporelle, matière angélique et matière humaine. Il n’est donc pas vrai que la forme soit le principe unique de la différence des êtres, ni que la matière soit, chez l’homme, le principe de l’individuation.

Cette théorie paraît plaire beaucoup à l’historien de Roger Bacon ; j’aurais voulu mieux comprendre ses motifs d’admiration. Il dit qu’elle a l’avantage de faire comprendre l’existence des lois générales de la nature, tandis que les autres doctrines rendent ces lois impossibles. Ceci est tout simplement une contre-vérité, car avec la théorie de Roger Bacon, chaque individu ayant sa matière propre et sa forme propre, je ne vois plus quel rapport d’analogie il peut avoir avec d’autres individus. Au contraire, chez saint Thomas par exemple, la forme ou l’essence humaine étant identique dans tous les hommes, cela explique les lois générales du genre humain. Quant aux individus, ils trouvent dans la substance ou dans la matière leur principe d’individuation. Ou bien, si l’on admet que tous les êtres finis sortent d’une commune matière, voilà encore l’explication des lois générales, car alors la matière est le principe des analogies, et la forme le principe des différences. M. Charles prétend que Roger Bacon a un autre avantage, celui d’éviter les formes séparées du docteur angélique, conception en effet fort bizarre et fort périlleuse, sans parler de toutes les difficultés attachées à cette fameuse théorie thomiste de l’individualité humaine, qui rend la séparation de l’âme et du corps impossible. Soit ; mais à la place de ces inconvéniens il y en a d’autres. Comment Roger Bacon expliquerait-il l’union de l’âme et du corps, si l’âme et le corps, ayant chacun leur matière et leur forme spéciales, constituent par là même deux êtres profondément séparés, sans analogie réelle et sans union concevable ?