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le dernier mot de la science hégélienne ; mais nier la substance, ce n’est pas en écarter le problème : c’est le résoudre dans le sens du scepticisme absolu.

Ainsi, d’aucune façon, je ne puis souscrire à la prétendue originalité de la doctrine de Roger Bacon, soit sur la matière et la forme, soit sur l’universel, soit sur l’individuation. J’accorderai que Roger Bacon, tout enclin qu’il fût par vocation et par génie à s’adonner avec passion aux sciences, a eu ce rare mérite d’avoir compris l’importance de la métaphysique. J’accorderai qu’il applique à ces matières un goût de simplicité et une force de bon sens qui l’inspirent quelquefois très heureusement, comme lorsqu’il rejette cet intermédiaire inutile que la scholastique établissait entre l’esprit et ses objets sous le nom d’espèces sensibles et intelligibles. C’est fort bien fait de souiller sur les fantômes de l’abstraction, mais à la condition de ne point aller jusqu’à la négation des problèmes inévitables et des réalités certaines. Roger Bacon incline au nominalisme, mais il y incline sans le savoir. Il n’a pas sur ce point la hardiesse et la netteté de Roscelin, ni la finesse ingénieuse d’Abélard ; c’est un nominaliste indécis, et la preuve qu’il n’a pas pleinement conscience de la portée de ses systèmes, c’est qu’il est en théologie d’une orthodoxie parfaite, vraiment moine par ce côté, et moine du XIIIe siècle, mettant la foi par-dessus tout, acceptant tous les mystères avec humilité, et par surcroît la suprématie du pape et la supériorité du droit canonique sur le droit civil. Que nous sommes loin de la logique d’un Okkam !


Cette médiocrité du sens métaphysique chez Roger Bacon, jointe à cette exacte orthodoxie théologique, achève de le caractériser et de le mettre en un juste rapport avec son siècle et avec les siècles qui ont suivi. À un premier aperçu, celui qui ne songerait qu’aux persécutions qu’il a subies dans son ordre pourrait le prendre pour un moine en pleine révolte, comme aussi, à ne regarder qu’à la hardiesse de certaines vues, on serait tenté de voir en lui un libre penseur, un libertin. Ce serait se tromper dans les deux cas. Roger Bacon n’est point un Luther ni un Bruno. Au milieu de ses élans les plus audacieux vers l’avenir, il reste un franciscain contemporain de saint Bonaventure. Cela est tout simple, on est toujours de son siècle par quelque endroit. Supposer un homme qui n’aurait avec ses contemporains aucun point de ressemblance, c’est supposer plus qu’un prodige, c’est imaginer un monstre, une apparition inexplicable et inutile. Roger Bacon a subi, et, qui plus est, librement accepté les conditions organiques de la vie morale au XIIIe siècle. Il s’est fait moine par vocation, et il est resté moine dans le fond le plus intime de