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mariage, mieux fait, il est vrai, que celui du premier dauphin, pour assurer une distraction à la vieillesse du roi : ce n’était pas une alliance. Entre Louis XIV et le duc Victor-Amédée, il y avait émulation de réserve, de méfiance et de diplomatie ; sous les couleurs d’une récente amitié, on ne s’entendait guère. Le roi voulait bien retenir le duc dans la sphère de sa politique, lui demander ses filles, et lui laisser même entrevoir vaguement quelque avantage pour prix de son concours ou de sa neutralité en Italie ; mais il se défiait et ne voulait rien promettre. Victor-Amédée à son tour voulait bien donner ses filles, prodiguer les marques de son dévouement au roi, et agir, s’il le fallait, avec la France ; mais il n’abdiquait pas son ambition et ne se livrait pas. C’était le prince ruminant toujours quelque évolution extraordinaire, n’étant jamais plus près d’être l’ami de l’empereur que lorsqu’il négociait avec le roi.

Rien n’est plus curieux que la scène qui se passa vers 1699 entre Victor-Amédée et Tessé, qui fut envoyé à Turin en apparence pour porter les complimens de la duchesse de Bourgogne, au fond pour sonder le duc à l’approche de la succession espagnole, lorsque la santé du roi d’Espagne, selon le mot de Tessé lui-même, était « un jour d’automne qui fait encore plaisir, et que l’hiver talonne. » Tessé voulait savoir ce que le duc aurait à lui proposer, et le duc voulait savoir quelles offres lui seraient faites par le roi. Victor-Amédée se montra ce qu’il était toujours, fin, éloquent, grand questionneur, ayant l’œil sur tout en Europe, allant de la Hongrie sur le Rhin, de l’Angleterre en Espagne. « Que dit-on des affaires de Hongrie et du peu de réforme que l’empereur a fait dans ses troupes ? — Quel retardement apporte-t-on à la remise de Brisach ? — Parlons un peu d’Angleterre. Le parlement traverse étrangement le roi de la Grande-Bretagne. » Puis il ajoutait gravement : « J’admire la vicissitude des choses de ce monde, car aurions-nous cru, il y a quatre ans, que le roi et le roi d’Angleterre fussent aussi amis qu’il paraît qu’ils le sont. » Il en venait enfin par voie détournée à l’Espagne. « Que pensez-vous de l’exil du comte d’Oropesa, et que disait-on à la cour, quand vous en êtes parti, de la maladie du roi d’Espagne ? » Tessé, sans se livrer, défendait de son mieux et avec esprit son terrain contre le duc, qui ne défendait pas moins habilement le sien, et on finissait par se quitter ainsi, ne sachant rien de part ni d’autre, non cependant sans que Victor-Amédée eût déclaré une fois de plus qu’il considérait comme le plus beau jour de sa vie le jour où il était rentré dans les bonnes grâces du roi, qu’il voulait être tout au roi, —  » ce qui était un mauvais signe. Tessé partit sans rien savoir, et bientôt, la guerre de la succession éclatant, après une courte alliance avec la France, Victor-Amédée passait dans la coalition, d’où il sortait