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par le courant des fuyards, arrive lui-même au bord de ces marécages, dont le sol défoncé ne présente plus qu’une boue liquide ; il y pousse au milieu des ténèbres son cheval couvert de sueur ; l’animal nage d’abord courageusement, puis, écrasé sous le poids de son cavalier, il fléchit et tombe dans un bas-fond. Léon se dégage comme il peut ; il rampe sur son ventre ; mais plus il s’agite, plus il enfonce, et sa lourde masse disparaît enfin sous les eaux. Au point du jour, on retrouva son cadavre, et on connut les vains efforts qu’il avait faits pour se sauver. Quoique en réalité il ne fût pas méchant, sa mort excita plus de rires que de pitié : un si joyeux compagnon semblait mériter une fin moins tragique. Le lendemain, Tribigilde était maître de toute l’Asie-Mineure, et les soldats romains, en pleine déroute, regagnaient par tous les chemins possibles le voisinage du Bosphore.

A ces nouvelles et à la consternation profonde qu’elles jetèrent dans Constantinople, Gainas ne put retenir l’excès de sa joie. Son attitude pendant le cours de la campagne avait été de plus en plus arrogante : exaltant Tribigilde aux dépens de Léon, il semblait prédire à coup sûr un échec à l’armée romaine. On le soupçonna même d’entretenir une correspondance secrète avec le chef des révoltés, et on put le croire en effet quand on vit certains détachemens de Goths auxiliaires, qu’il avait recommandés comme très fidèles, passer avec leurs armes à l’ennemi. Pourtant, quels que fussent les répugnances et les soupçons, la nécessité obligeait l’empereur à recourir à Gaïnas : eût-il été prudent d’avoir à Constantinople ce Barbare mécontent ou disgracié et Tribigilde vainqueur à Chalcédoine ? Le plus simple et le plus sûr peut-être était d’accepter pour bonnes ses protestations de service et de l’éloigner : c’est ce que fit Arcadius. Gaïnas, avec les troupes auxiliaires, alla donc prendre position sur la rive orientale du Bosphore, comme pour couvrir Constantinople. Il pouvait marcher au-devant de Tribigilde et l’arrêter au débouché des montagnes lydiennes : il n’en fit rien, ou plutôt il laissa tous les passages dégarnis, et les Gruthonges recommencèrent à se promener le fer et la flamme en main dans les campagnes de la Phrygie et de la Bithynie, Gaïnas les cherchant sans cesse et ne les trouvant jamais. Cependant les messages. du général romain à l’empereur dénotaient une grande irrésolution : il continuait à représenter Tribigilde comme un chef inépuisable en ressources, qu’il ne fallait affronter qu’avec réserve, d’autant plus que les deux armées se composaient de deux peuples du même sang. Alors Gaïnas discutait avec son souverain les causes de la guerre : « Tribigilde, écrivait-il, était pour le prince un aussi bon serviteur que lui-même, et les Gruthonges ne demandaient pas mieux que de vouer, comme ils l’avaient fait longtemps, leurs bras à la défense de l’empire ; mais le gouvernement