Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 34.djvu/558

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Cette bonne vie de recherches, de rêveries, de curiosités toujours nouvelles et de développement forcé dura jusqu’au moment où mon ami quitta subitement ses études et Paris pour aller se marier en province. Il habitait Caen. Notre correspondance était active et régulière ; chaque semaine m’apportait une lettre volumineuse à laquelle je répondais longuement : nous échangions nos idées, nous reprenions nos discussions d’autrefois ; la distance qui nous séparait et quelques années de plus n’avaient rien changé à notre vieille amitié.

Dans les derniers mois de 1847, je reçus une lettre timbrée de Caen et d’une dimension inusitée ; elle était de mon ami, qui m’écrivait : « Je t’envoie un récit qui m’a paru de nature à t’intéresser et à éclaircir peut-être quelques points de cette philosophie indécise qui nous a si souvent fait discuter dans notre bon temps. Le pauvre diable dont tu vas lire l’histoire, écrite par lui-même, inspire ici une sorte de compassion que méritent l’honnêteté et la douceur passées de sa vie, car il est question de l’envoyer en cour d’assises. » Je lus cette bizarre confession, et je la reproduis textuellement.


Je m’appelle Marius-Floréal Longue-Heuze : les deux premiers de ces noms disent assez que je suis né pendant l’époque que la banalité des métaphores françaises appelle obstinément la tourmente révolutionnaire ; le dernier indique que j’appartiens à la vieille race normande, et qu’il fut certainement donné à l’un de mes aïeux comme un surnom, devenu par l’usage un nom patronymique pour ses petits-fils. J’ignore quel est celui de mes ascendans dont la difformité mérita cette appellation de Longue-Heuze, qui, comme on le sait, signifie longue-jambe ; ce qui est certain, c’est que toutes mes recherches furent inutiles pour découvrir notre vrai nom originel.

Ma famille était une famille de petits robins et mon père tenait l’emploi de greffier d’une justice de paix, charge fort honorable sans contredit, mais peu lucrative, et qui le laissa pendant toute sa vie dans un état assez voisin de la gêne pour qu’il ait souvent côtoyé la misère. J’étais le dernier de six enfans, le plus chétif et peut-être le moins désiré. Je grandis entre les taquineries de mes frères et le dur service qu’exigeait l’entretien de la maison, dont ma mère seule était chargée. — Floréal, va chercher du bois. — Floréal, apporte-moi de l’eau. — Floréal, va voir chez le boulanger si le pain est cuit. — Floréal par-ci. Floréal par-là ! — Et j’allais, sans jamais murmurer, portant les falourdes, tirant de l’eau du puits, soutenant dans mes bras trop faibles de grosses piles