Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 34.djvu/572

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amplement à nos besoins. Nous avions déménagé et pris un appartement plus grand, plus gai, ayant vue sur des jardins, et que ma chère Célestrie s’était plu à orner avec le goût exquis qu’elle mettait en toutes choses. Par ses soins, nos fenêtres s’entourèrent de plantes grimpantes, un gros tapis s’étendit sous mes pieds dans mon cabinet de travail, deux chardonnerets presque apprivoisés chantèrent dans leur cage, et pour la première fois mes livres, rangés par ordre de taille, s’alignèrent régulièrement sur de belles planchettes en bois de Norvège. Ah ! le bon petit nid que nous avions là, et les belles heures que j’y ai passées !

J’adorais ma femme, je le répète ; mais il ne suffit pas d’aimer, il faut encore savoir aimer, et c’est là peut-être le plus difficile de tous les arts. Cet art, je l’ignorais ; j’étais trop pris par ma tendresse pour pouvoir la diriger. Toutes les volontés de Célestrie étaient sacrées pour moi, et je m’efforçais de les accomplir en me donnant cette joie égoïste de plaire à celle que j’aimais plus que tout au monde. Dans les premiers jours qui suivirent notre mariage, j’avais essayé de parfaire son éducation, qui, sous le rapport des lettres et de l’histoire, avait été quelque peu négligée ; mais comment y parvenir ? Elle m’échappait toujours. Lorsque, voulant lui donner une idée des grandeurs de la langue latine, je cherchais à lui faire comprendre les beautés du procumbit humi bos de Virgile, ou les difficultés du devium scortum de l’ode d’Horace à Quintius Hirpinus, elle hochait la tête d’un petit air mutin qui lui allait à ravir, et, me passant sur les bras un écheveau de fil qu’elle voulait pelotonner, elle me disait avec un sérieux désespérant : « Comment dis-tu dévidoir en latin ? » Lorsque, désirant l’intéresser aux origines de notre cité, je lui disais que le nom de Caen est la contraction du mot saxon Cathem, qui signifie demeure de guerre, elle profitait de ce que le mot Caen revenait souvent dans ma phrase, et chantait : « Quand, quand, quand les cannes vont aux champs ! » Je me mettais à rire, je l’embrassais, et la leçon était terminée. Quelquefois je lui lisais l’Histoire des Empereurs romains, par Crevier, et ce n’est pas sans étonnement que je lui voyais préférer à ces récits sérieux, écrits en bon langage, les romans modernes infectés alors du virus romantique. Quand par hasard nous allions au spectacle, j’aurais choisi de préférence le jour où l’on jouait une tragédie célèbre ; mais ma femme ne l’entendait pas ainsi, et j’allais avec elle entendre des drames invraisemblables qui choquaient le bon sens et la grammaire. De tout ce qui précède et des efforts que je faisais incessamment pour lui plaire, on a conclu que j’étais soumis sans réserve à Célestrie, et que, pour me servir d’une expression triviale, elle me menait par le bout du nez. Cela est faux ; je ne demandais qu’à la rendre heu-