Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 34.djvu/574

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même répondu : « Vous la défendez parce que vous lui faites la cour ; elle est blonde et vous l’aimez mieux que moi ; toutes les fois que je ne vous regarde pas, vous essayez de lui prendre les mains. » Je repoussai avec horreur une si grave accusation, mais je l’excusai bientôt en me disant que le soupçon avait pu naître dans l’esprit de Célestrie, car j’avais eu en effet avec Mme Fatargolle quelques-unes de ces petites familiarités innocentes que l’intimité de nos relations me paraissait devoir expliquer suffisamment. Parfois, abusant de ce qu’elle était très craintive, j’avais tout à coup poussé un cri dans son oreille afin de l’effrayer ; un jour qu’elle avait très froid, je lui pris les mains et les tapotai dans les miennes pour les lui réchauffer. Il n’y a pourtant là, ce me semble, rien qui dépasse les bornes des convenances ; Célestrie n’avait donc aucune raison de paraître choquée, car moi, je ne me choquais pas lorsque je voyais Étienne Fatargolle lui prendre aussi les mains après quelques-unes de ses vivacités et lui dire avec un gros rire retentissant : « Eh bien ! madame Longue-Heuze, nous sommes donc toujours méchante ? » Malheureusement elle était ainsi faite, la pauvre chère âme ; elle se tourmentait, se troublait, et avait des crises violentes lorsqu’on lui résistait. Elle ne raisonnait pas ses impressions, elle les subissait ; mais elle rachetait ce léger défaut par tant de qualités exquises, par tant de prévoyante bonté, tant de charité naturelle, tant de franchise dans l’esprit, qu’on ne pouvait lui en vouloir longtemps, et que ceux même qui en souffraient se hâtaient de lui pardonner. Néanmoins, malgré mes explications loyales et malgré mes efforts pour détruire des soupçons que rien ne justifiait, elle voyait Henriette avec peine ; elle l’avait « prise en grippe, » ainsi qu’elle disait elle-même.

Une scène insignifiante en apparence, et qui eut sur ma vie une influence incalculable, vint briser tout à coup les relations que nous entretenions avec M. et Mme Fatargolle. C’était pendant cette foire qui commence le second dimanche après Pâques et dure quinze jours. Cette année-là, le printemps fut précoce et le mois de mai d’une douceur charmante. Dès que la nuit venait, les habitans de la ville allaient dans les prairies de Saint-Pierre se promener à travers les boutiques illuminées, les bruyantes baraques de saltimbanques et les jeux de toute sorte établis en plein air. Un soir, imitant la foule et nous mêlant au profanum vulgus, nous étions allés avec les Fatargolle voir toutes ces choses futiles et mondaines. Célestrie et Henriette, qui avaient toujours entre elles de ces petites rivalités auxquelles les femmes ne savent pas renoncer, avaient mis leurs plus belles toilettes et s’en étaient mutuellement fait mille complimens avec un air trop aimable pour ne pas cacher quelque