Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 34.djvu/582

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heure, me parlaient de celle que je ne voyais plus que par les yeux de l’esprit. Son âme identifiée à la mienne était en moi, je le sais, et ce fut un incomparable adoucissement à mes peines ; mais son corps, ce corps charmant qui avait la blancheur du duvet de cygne, où était-il ? Rien ne pouvait suppléer à son absence, et je me désespérais d’être seul après avoir été deux. Non, non, son âme ne me suffisait pas : elle m’aimait encore, elle me soutenait dans mes défaillances, c’est vrai ; mais l’apparence, cette apparence que j’avais idolâtrée, que je regrettais sans relâche, à laquelle j’avais dû tant de joies ineffables, cette apparence n’était plus là, et je m’agitais dans le vide, sans savoir que faire des trésors de tendresse que je sentais amassés en moi. Bien souvent, lorsqu’entraîné par mes rêveries douloureuses, je m’écriais en pensant à Célestrie : « Où es-tu ? » je l’ai vue apparaître en moi, me disant : « Me voilà ! — Non, lui répondais-je alors, tu n’es pas celle que j’appelle, pauvre âme évoquée qui crois suffire à mon bonheur ! Non, tu n’es pas telle que je te voudrais. Où est ton regard limpide ? où est ton rire étincelant ? où sont tes mains si douces que je frémissais tout entier lorsqu’elles passaient sur mon visage ? où sont tes lèvres si regrettées, et dont les miennes restent altérées jusqu’à en mourir ? Où es-tu, toi qui étais mes délices et mon idole ? Que veux-tu que je fasse de la vie maintenant que je ne t’ai plus ? » Célestrie ne répondait pas, et qu’aurait-elle pu répondre ? Que de fois, la nuit, assis sur mon lit, si tristement solitaire, je suis resté jusqu’au point du jour, la tête dans mes mains, pleurant, appelant Célestrie et ne pouvant écouter les consolations qu’elle me prodiguait au dedans de moi-même !

Un an s’était écoulé ainsi dans une peine constante qui souvent s’exaspérait jusqu’à devenir une souffrance aiguë. Pour tous ceux qui me connaissaient, je n’étais qu’un pauvre homme accablé d’un chagrin auquel le temps devait apporter son infaillible remède ; mais pour moi, qui savais de mes douleurs tout ce que je n’en voulais pas dire, j’étais un être misérable, d’autant plus à plaindre que la présence intérieure de Célestrie me rendait insupportable son absence réelle. Je fuyais le monde, je remplissais exactement mes devoirs de professeur, mais sans plaisir, comme une besogne à laquelle j’étais machinalement accoutumé ; en dehors de mes heures de classe, où je me trouvais forcément en rapport avec mes élèves, je vivais dans une solitude absolue, ayant brisé le peu de relations que j’avais et redoutant d’en créer de nouvelles. Je marchais beaucoup, je faisais de longues courses à travers la campagne, mais sans trouver le repos qui semblait s’obstiner à me fuir.

Un soir qu’au soleil couchant, plein de mélancolie, je suivais, en songeant à mon bonheur envolé, les bords de l’Odon, je me trouvai