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lèrent jusqu’à devenir quotidiennes, et bientôt elles furent pour moi une telle habitude que le matin, en sortant du collège, je prenais instinctivement le chemin de la maison d’Henriette. Lorsque j’entrais, j’étais toujours accueilli par un : « bonjour, monsieur Floréal ! » accompagné d’un beau sourire avenant. Je m’asseyais, et pendant qu’elle se livrait aux soins de son ménage ou à ces petits travaux d’aiguille auxquels elle excellait, je causais avec Henriette. Elle m’écoutait, me redonnait du courage quand j’étais triste et m’admirait même un peu. « Vous êtes si savant ! » me disait-elle. Peu à peu, fortifiée par les confidences, notre confiance mutuelle devint extrême. Je pus alors connaître sa vie dans tous ses détails. La pauvre femme n’était pas heureuse ; trop douce pour se plaindre, elle ne souffrait pas moins ; son mari la négligeait fort ; il s’était lié avec une ouvrière du voisinage, il passait chez elle une partie de son temps, et presque tout l’argent qu’il gagnait s’en allait en dîners qu’il faisait avec elle dans les petits restaurans de la ville. Une fois ou deux Henriette avait essayé d’adresser quelques remontrances à son mari ; il lui avait ri au nez en lui répondant qu’il était fait ainsi et qu’il ne pouvait se changer. Elle se l’était tenu pour dit et n’avait point recommencé. Elle n’avait point d’enfans, et parfois elle trouvait les journées bien longues, seule, travaillant dans sa chambre, pendant qu’Etienne courait la prétantaine. Elle s’ennuyait, et mes visites lui étaient d’un grand secours ; nous nous consolions ; elle me plaignait d’être isolé dans la vie, et moi je la réconfortais de mon mieux lorsque Fatargolle avait fait quelque nouvelle fredaine. « C’est un mari semblable à vous qu’il m’aurait fallu, me dit-elle un jour, doux, rangé et instruit comme un livre. — Ma pauvre tournure mal gracieuse ne vous aurait donc pas rebutée ? » lui demandai-je. Elle me regarda avec ses bons yeux doux et me répondit : « On aime tout dans ceux qu’on aime. » Ce jour-là, je me retirai fort troublé ; une sorte de sensation nouvelle qui ressemblait à une espérance indécise m’agitait. Dans mon cœur, Célestrie se remuait confusément. « Qu’as-tu donc ? lui disais-je. — Ah ! répliqua-t-elle, tu vas l’aimer ; je ne saurais t’en vouloir, car tu ne peux pas toujours vivre seul parce que je suis partie ; elle est douce et soumise, vous êtes malheureux tous les deux ; aime-la donc, mais n’oublie pas cependant ta pauvre Célestrie ! »

Étais-je donc amoureux ? Je ne sais, mais à coup sûr je ne tardai pas à le devenir, et sans oser dévoiler à Henriette l’état de mon cœur, où se livraient de grands combats, je fus très attentif et plus assidu près d’elle. Nos causeries se prolongeaient plus intimes chaque jour et plus émues ; je me sentais troublé jusqu’au plus profond de