Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 34.djvu/585

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mon être, j’éprouvais des angoisses poignantes qui ne ressemblaient en rien au sentiment presque éthéré qui jadis avait envahi mon cœur avant mon mariage. « Que faire ? disais-je à Célestrie. — Aime-la, me répondit-elle, mais ne m’oublie pas ! »

Un hasard, fut-ce bien un hasard ? précipita ma chute. Un soir que je m’étais plaint devant Henriette du désordre qui régnait chez moi depuis la mort de Célestrie : « Les hommes n’entendent rien à tout cela, me dit-elle ; demain, si vous me le permettez, j’irai chez vous visiter votre linge et donner un coup d’œil à vos armoires. » J’acceptai avec reconnaissance. Le reste de la soirée se traîna languissamment ; nous avions peine à reprendre notre conversation, qui, faute d’aliment, tombait à chaque minute. Lorsque je quittai Henriette, elle me serra la main, et je crus sentir dans sa pression quelque chose de plus doux que d’ordinaire, et qui ressemblait à une promesse. Je dormis mal ; à demi éveillé, en proie à des cauchemars qui participaient du rêve et de la vie réelle, je ne cessais de m’entretenir avec Célestrie ; parfois elle m’encourageait à aimer Henriette et parfois au contraire elle entrait dans des violences excessives et s’écriait : « Ah ! comme tu trahis notre amour ! » J’étais comme une boussole affolée entre deux courans magnétiques contraires : je cherchais mon pôle à travers ces hésitations où le souvenir et l’espérance se combattaient, et je ne pouvais parvenir à le trouver. Le lendemain, j’allai au collège ; c’était un mardi, jour de composition par bonheur, car, une fois la dictée faite, je n’avais d’autre devoir à remplir que de surveiller mes élèves. Je pus donc, sans contrainte, m’abandonner à toutes mes pensées, que Célestrie dirigeait ou plutôt bouleversait sans pitié. On eût dit que son souvenir, si précieusement conservé et personnifié en moi par sa permanente apparition, se révoltait à l’idée d’une liaison nouvelle qui peut-être allait l’affaiblir. Je luttais, ou, pour parler plus exactement, Célestrie luttait dans mon cœur. Ses irrésolutions se reflétaient dans mon esprit ; balancé entre deux extrémités, je ne savais que résoudre. Ah ! qu’ils sont heureux, ceux qui ont une volonté !

Je revins chez moi lentement et tout à fait bouleversé. Devant la porte de ma maison, Henriette m’attendait. « Fi, que c’est laid d’être en retard ! » me dit-elle en souriant. Nous montâmes l’escalier sans parler. A peine entré dans l’appartement, Célestrie m’enveloppa pour ainsi dire, et je ne pensai plus qu’à elle. « C’est ici qu’elle s’asseyait pour coudre, disais-je à Henriette ; c’est là qu’elle était lorsque je lui faisais la lecture ; c’est ainsi qu’elle parlait à ses oiseaux… Ah ! je suis bien malheureux ! » m’écriai-je. Henriette me prit la main, et, me regardant avec ses yeux dont l’étrange douceur avait le don de me troubler jusqu’au fond de l’âme, elle me dit :