Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 34.djvu/628

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mais d’abord ils ne troublent que les écoles. Bientôt de la métaphysique ils passent dans la religion et de la religion dans l’état. Les voilà sur la scène de l’histoire; ils interviennent dans les événemens de ce monde, suscitent des conciles, occupent des rois. Un Guillaume le Conquérant est mis en mouvement par le clergé d’Angleterre contre le nominaliste Roscelin, et Louis VII préside l’assemblée où saint Bernard, le héros du siècle, porte la parole contre le conceptualiste Abélard, le maître d’Arnaud de Brescia. Encore n’est-ce là qu’un épisode. Laissez marcher le temps : le conceptualisme, qui pendant près de deux siècles a retenu dans son sein le nominalisme, le laisse échapper enfin, et cette nouvelle conséquence ou plutôt cette conséquence renouvelée du même principe, trouvant des temps plus favorables, jette un bien autre éclat, soulève de bien autres tempêtes. Un autre Roscelin, Okkam, en appliquant encore une fois le nominalisme à la théologie et par la théologie à la politique, fait échec au pape, met dans sa querelle un roi et un empereur, et, s’abritant contre les foudres de Rome sous les ailes de l’aigle impériale, il peut dire avec un légitime orgueil au chef du saint-empire : « Défends-moi avec ton épée; moi, je te défendrai avec ma plume. Tu me defende gladio, ego te defendam calamo. » Abandonné par le roi de France, secouru par l’empereur d’Allemagne, l’indompté franciscain, échappé au cachot de Roger Bacon, meurt dans l’exil à Munich: mais il a enseigné à Paris, et cette terre n’a jamais laissé périr aucun des germes qui lui ont été confiés. L’Université de Paris embrasse la doctrine proscrite; le nominalisme victorieux répand l’esprit d’indépendance; cet esprit nouveau produit les conciles de Constance et de Bâle, où siègent les grands nominalistes Pierre d’Ailly, Jean Gerson, ces pères de l’église gallicane, sages réformateurs dont la voix n’est pas écoutée, et que remplace bientôt cet autre nominaliste qui s’appelle Luther. Il ne faut donc pas tant plaisanter avec la métaphysique, car la métaphysique, ce sont les principes premiers et derniers de toutes choses. La philosophie scolastique a donc aussi sa grandeur; elle mérite l’intérêt de l’histoire et par elle-même et par les événemens auxquels elle se lie, et quelque chose de cet intérêt doit se réfléchir jusque sur son enfance si obscure et si négligée. La première époque de la philosophie scolastique est une époque de barbarie à la fois et de lumière; c’est Charlemagne qui l’ouvre, ce sont les écoles carlovingiennes qui la remplissent: tout son trésor est l’Aristote de Boèce, tout son travail est la glose, et son résultat une première polémique où luttent déjà toutes les opinions. Abélard résume cette polémique et couronne cette époque. À ce titre, il mérite d’être sérieusement étudié... »

L’éloquent écrivain donnait ici l’exemple en même temps que le