Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 34.djvu/631

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en balance, accepte résolument les dangers de la critique en échange du bien qu’elle en tire, l’exégèse allemande ne se rappelle pas assez qu’elle est née en France au XIIe siècle, et qu’elle y a grandi au XVIIe. Quant à ceux qui lui opposent parmi nous une fin de non-recevoir en la traitant de rêverie germanique, ils oublient tout simplement quelques-unes des plus vives pages de notre histoire. À force de circonscrire l’esprit français, on le rapetisse et le dénature. Vouloir absolument lui donner une correction irréprochable, c’est lui enlever une part de sa vie. La vérité est qu’aux grandes époques de notre développement intellectuel, aux époques de fortes croyances et d’énergie philosophique, le génie de notre pays n’a pas craint d’examiner l’objet de sa foi et de lire avec les yeux de l’esprit les textes les plus sacrés. Le silence sur ce point ne saurait être une preuve de soumission, c’est un signe de tiédeur et d’indifférence, quand ce n’est pas un signe de dédain. Il est naturel, à mon avis, que la science des Schleiermacher et des de Wette, des Baur et des Ewald, soit née dans la France de saint Bernard. Saint Bernard l’a condamnée : qu’importe ? Cette apparition extraordinaire de l’exégèse à côté du moine de Clairvaux n’en est pas moins un témoignage de vitalité religieuse aussi remarquable à sa manière que les triomphes du puissant thaumaturge. Il est impossible d’ailleurs de ne pas être touché quand on voit des principes si sages, des recommandations si naïvement, si tendrement chrétiennes, unis chez Abélard aux premières hardiesses de la pensée. Il ne craint pas de dire que certains passages ont dû être altérés dans tel ou tel Évangile par l’ignorance des copistes ; il ose affirmer que le langage du Sauveur, en face d’une multitude grossière, a dû être nécessairement un langage figuré, et que c’est à la théologie d’interpréter ces figures ; mais quelle circonspection, et surtout quelle tendresse dans ses conseils, lorsqu’il exige de l’interprète des livres saints la piété du cœur, l’humilité de l’esprit, et principalement cette charité « qui croit tout, espère tout, souffre tout, et ne soupçonne pas facilement le mal chez ceux qu’elle aime ! » Quæ omnia credit, omnia sperat, omnia suffert, nec facile vitia eorum quos amplectitur suspicatur.

Il semble que l’auteur du Sic et Non abandonne ici les principes qu’il vient de proclamer, car enfin, si les traditions religieuses ne peuvent être interprétées qu’avec une charité qui croit tout et souffre tout que deviennent les droits de la critique ? Prenez garde ; Abélard manque souvent de précision dans le langage, et, gêné d’ailleurs par les entraves de son temps, il a besoin, lui aussi, d’un interprète charitable qui mette sa pensée en lumière. Si je comprends bien l’enchaînement de ses idées dans ce prologue, je crois découvrir ici un principe très important, et qu’il n’est pas inutile de rap-