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peler A l’exégèse de nos jours. Abélard a voulu dire que, pour faire efficacement cette critique des livres saints, il fallait y être préparé par un vif sentiment de la vérité religieuse. La première condition en telle matière, c’est la piété, l’humilité, la charité, c’est-à-dire une complète initiation à la vie chrétienne. Comment décider que le texte a été altéré, comment oser entreprendre l’interprétation de telle ou telle figure, si la conscience du chrétien ne vient pas continuellement en aide au savoir du critique? Une fois cette condition remplie, Abélard n’hésite plus à défendre la liberté de l’interprète; il va même jusqu’à revendiquer ce que Bayle appellera plus tard le droit de la conscience errante. « Dieu, dit-il, qui sonde les cœurs et les reins, juge moins les actes que les intentions. Quiconque dit ce qu’il croit la vérité simplement, sans fraude, sans duplicité, est absous devant lui. » Ne semble-t-il pas qu’on entende parler un homme de nos jours? Et ne croirait-on pas avoir affaire à un disciple de Descartes, quand on voit le théologien du XIIe siècle faire du doute provisoire la condition de la science? « C’est le doute, s’écrie-t-il, qui conduit à la recherche, et la recherche à la vérité. » Il y a en un mot dans ce prologue un mélange d’ardeur et de retenue, de hardiesse et de circonspection, qui donne un singulier charme à ce premier essor de la pensée libre.

J’ai dit que l’Allemagne oubliait trop aisément l’origine toute française de cette science nouvelle appelée la critique des livres saints; la publication des œuvres inédites d’Abélard par M. Victor Cousin, surtout la publication du Sic et Non, eut pour effet de rappeler à nos voisins ces titres de la France. M. Cousin avait publié le Sic et Non d’après un manuscrit d’Avranches et un manuscrit de Tours; un autre manuscrit de cet ouvrage se trouve à la bibliothèque de Munich, et l’illustre éditeur n’avait pu en faire usage. Deux Allemands, deux théologiens, M. Henke et Lindenkohl, comparant le texte donné par M. Cousin avec le manuscrit de Munich, furent frappés de certaines lacunes dans l’édition française. M. Cousin du reste avait indiqué lui-même ces lacunes. Pour des œuvres si éloignées de nous et qui contiennent tant de fatras au milieu de pages intéressantes, le respect superstitieux du texte n’est certainement pas une obligation absolue. Sans doute il ne faut rien modifier dans l’œuvre qu’on édite; mais est-il nécessaire de la donner tout entière? M Cousin ne le pensa pas, et il prévint loyalement son lecteur des suppressions qu’il avait faites. « Nous avons publié, dit-il, intégralement toutes les questions qui présentent encore aujourd’hui quelque intérêt, et nous avons eu soin de donner le titre de toutes les autres et de marquer leur place, afin qu’on eût une idée exacte de cette singulière composition. » MM. Lindenkohl et Henke, dans leur