Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 34.djvu/633

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scrupuleuse exactitude, crurent qu’il y avait lieu de publier le manuscrit de Munich en indiquant les endroits où ce manuscrit diffère de ceux de Tours et d’Avranches, et surtout en rétablissant les passages supprimés par l’éditeur français. Cette édition allemande du Sic et Non a paru à Marbourg en 1851; elle a été exécutée avec soin, avec amour, et si elle fait grand honneur aux deux théologiens d’outre-Rhin, elle n’est pas un moindre titre pour l’auteur de l’édition princeps, sans les travaux duquel l’ouvrage n’eût pas vu le jour. Quant aux passages que M. Cousin avait cru devoir omettre tout en les signalant, et que les consciencieux Allemands ont restitués avec un religieux respect, je m’assure que le lecteur ne donnera pas tort à l’éditeur français. J’ai collationné ces pages, et je n’y ai rien trouvé qui justifiât les réclamations des nouveaux éditeurs. Ce n’est donc pas là qu’est l’intérêt de l’édition de Marbourg, et je ne me serais pas arrêté à ce détail, si les deux théologiens allemands n’y avaient attaché une importance légèrement emphatique. L’intérêt de leur travail à nos yeux, c’est l’impression qu’ils ont reçue en lisant le manifeste d’Abélard, c’est l’inspiration qui les a soutenus dans leurs recherches. Pour ces compatriotes de Schleiermacher, de Baur et d’Ewald, Abélard est le promoteur de la critique des livres saints, et s’ils publient avec tant de soin ce recueil d’antinomies intitulé le Pour et le Contre, c’est que le critique du XIIe siècle peut encore, à leur avis, exercer une action salutaire sur les critiques du XIXe.

Recueillons ce précieux témoignage de la théologie germanique. M. Cousin, de son regard sûr et perçant, avait parfaitement démêlé ce caractère si important du Sic et Non. «Au premier coup d’œil, dit-il, c’est ici une pure compilation d’autorités contraires; mais en réalité c’est une construction de problèmes et d’antinomies théologiques puissamment établis, qui condamnent l’esprit à un doute salutaire, le prémunissent contre le danger de toute solution étroite et précipitée, et le préparent à des solutions meilleures. » M. Ernest Henke, dans la préface de l’édition de Marbourg, développe cette pensée de M. Cousin, et la rend sienne en l’appliquant à la situation actuelle des églises protestantes en Allemagne. « Sans doute, dit le prudent théologien, les intentions qui ont dicté ce livre à Abélard ne sont pas exemptes de tout blâme; cette ardeur à trouver des dissentimens chez les chefs de la foi et à les mettre en lumière est la marque d’un esprit partial, qui prend plaisir au mal d’autrui; il faut bien reconnaître d’ailleurs que le XIXe siècle ne ressemble en rien au XIIe et que si, au temps d’Abélard, il n’était pas inutile d’éveiller les âmes engourdies, de les troubler dans leur somnolence, de les accoutumer enfin à s’approprier librement et hardiment la foi, ce n’est ni la foi aveugle ni la pusillanimité servile