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la révolution n’a réalisé qu’une partie des idées et des espérances de 1789. Cette partie a suffi pour doter la France d’une véritable prospérité; mais l’effet eût été bien autrement grand, si le programme entier avait reçu son exécution. La paix passait alors pour inséparable de la liberté, et un trop grand état militaire pour un des legs les plus funestes de l’ancien régime. Montesquieu, cité par le vicomte de Noailles, avait fixé à un centième la proportion des armées à la somme de la population. Une expérience continuelle avait-il dit, a pu faire connaître en Europe qu’un prince qui a un million de sujets ne peut y sans se détruire lui-même, entretenir plus de dix mille hommes de troupes. Adam Smith avait accepté vers le même temps le même principe. À ce compte, la France, qui avait une population de 26 millions d’âmes, pouvait tenir sur pied une armée de 260,000 hommes. Elle en a eu au moins le double pendant les guerres de la révolution et de l’empire, et de nos jours encore l’armée dépasse de beaucoup la proportion. Depuis les lois de la constituante, celle du 6 mai 1818, qui fixait à 40,000 hommes le maximum du contingent annuel, s’est le plus rapprochée des principes de 1789. Moins ce contingent est élevé, plus on peut espérer de le remplir par des enrôlemens volontaires, et moins l’aveugle tirage au sort devient nécessaire ; mais il faut, pour s’en tenir là, renoncer à l’esprit de conquête et de domination, et savoir préférer la réalité à l’apparence de la puissance.

Ce qui rendait surtout odieux l’ancien tirage à la milice, c’était la multitude des exemptions. Même en admettant que la moitié seulement de la population mâle y fût soumise, il était en fait bien moins lourd qu’aujourd’hui. Ce mode de recrutement avait d’ailleurs reçu de nombreuses améliorations depuis l’avènement de Louis XVI. Il suffit de lire dans les œuvres de Turgot sa lettre au ministre de la guerre sur la milice pour voir où l’on en était en 1771. À cette époque, le remplacement était interdit, et quiconque tirait le fatal billet noir se considérant comme perdu, le nombre des réfractaires était énorme. « Chaque tirage, disait Turgot, donnait le signal des plus grands désordres et d’une sorte de guerre civile entre les paysans, les uns se réfugiant dans les bois, les autres les poursuivant à main armée pour enlever les fuyards. Les meurtres, les procédures criminelles se multipliaient, et la dépopulation en était la suite. Lorsqu’il était question d’assembler les bataillons, il fallait que les syndics des paroisses fissent amener leurs miliciens escortés par la maréchaussée, et quelquefois garrottés. » L’admission de remplaçans et d’autres réformes de détail, dues pour la plupart à Turgot, avaient fort adouci le tableau en 1787; mais le souvenir du passé survivait toujours, ainsi que le défaut capital de l’institution,