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génaire, ne se reconnaissant plus dans les brillantes idoles de son jeune âge, les rend solidaires de son propre déclin; il les accuse d’avoir perdu leur éclat et leur fraîcheur, parce que lui-même s’est assombri et desséché.

Si l’analyse nous a conduits là, si elle a traité en pays conquis les divers domaines de la poésie, que nous a-t-elle donné en échange? Ne soyons pas trop pessimistes, le pessimisme est aussi stérile que l’optimisme est dangereux : il y a eu des compensations. Peut-on s’étonner que là où la pioche a si obstinément fouillé et retourné le sol en tous les sens, les fleurs et le gazon aient été arrachés de la surface? En revanche, on connaît mieux la nature du terrain, on en découvre plus profondément les couches inférieures; on se rend mieux compte de ce qu’il a produit, de ce qu’il doit produire encore. S’il est vrai, — mais est-ce bien vrai? — que l’homme mûr soit dédommagé de la perte de ses illusions et de ses enthousiasmes par les biens que lui apportent la réflexion et l’expérience, on peut dire aussi que l’analyse, cette redoutable antagoniste du sentiment poétique, nous a donné, dans toutes les branches de la pensée humaine qui vivent d’observations et de réalités, de quoi nous consoler peut-être de ce qu’elle nous enlève. L’histoire, la critique, la science surtout, ont profité de ce mystérieux travail qui s’accomplissait aux dépens des idéales visions de l’imagination et de l’âme; le progrès du bien-être pour le plus grand nombre est aussi un avantage que nous ne voulons pas contester, car les sociétés, pas plus que les poètes, ne doivent être condamnées à perpétuité à ce grenier où l’on est si bien à vingt ans. C’est aux juges impartiaux de peser dans la balance la somme des profits et des pertes : notre seule tâche est de rechercher ici comment la poésie pourrait s’en aller de ce monde.

On remarquera encore une autre conséquence et un autre indice de cet affaiblissement graduel du goût et de l’esprit poétiques dans le public et dans les œuvres. Au lieu d’un ensemble harmonieux, d’une sorte de faisceau où le prestige de tous s’accroît de l’influence de chacun, au lieu d’un de ces antagonismes aussi féconds que l’harmonie elle-même, nous n’avons plus que l’éparpillement et l’isolement des facultés et des tentatives chez ceux qui font ou qui essaient de faire acte de poésie. Ce qui caractérise en effet les belles époques, c’est un groupe ou une lutte. En même rayon de génie descend sur des visages de physionomies bien diverses, mais qui s’éclairent les unes par les autres, et l’on a, comme d’un seul trait. Racine, Molière, Boileau, La Fontaine, ou bien une idée militante met en présence deux camps ennemis. La poésie jaillit de leur choc, et vous avez le grand mouvement romantique qui précéda la chute de la restauration. Il existe alors, même entre ceux qui se combat-