Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 34.djvu/706

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l’accord et de l’effet d’ensemble, nos préférences restent-elles acquises à ceux dont la poésie garde encore les traits de la famille humaine, à ceux que nous pouvons écouter et suivre sans avoir trop à nous éloigner des routes fréquentées, à nous aventurer dans des sentiers suspects, éclairés de lueurs bizarres ou sinistres, peuplés de visions monstrueuses ou maladives. Nous nous méfierons toujours d’une œuvre poétique, si savante qu’elle soit, si montée de ton qu’elle puisse être, lorsque pour la comprendre et pour la goûter il nous faudra commencer par nous isoler de l’humanité, par déraciner de nos cœurs les sentimens naturels ou effacer de nos âmes les traces de notre commune origine, afin de nous ouvrir à un ordre de sensations particulières, équivoques, accessibles seulement à une classe d’individus jetés hors des voies battues, à un petit nombre de cerveaux, sujets volontaires d’un régime spécial et de lois d’exception. Les aspirations de l’idéal, les ardeurs de la passion vraie, les beautés de la nature, les harmonies de la vie champêtre avec les joies paisibles du foyer et les affections de la famille, les vérités philosophiques poursuivies et illuminées par la poésie à travers le voile des symboles et la brume des légendes, il y a là, Dieu merci ! de quoi inspirer encore les imaginations d’élite; il est doux de pouvoir nous incliner et lire derrière l’épaule du poète pendant qu’il récite et traduit à sa façon le texte du livre divin. Ce sérieux plaisir, M. de Laprade nous l’a souvent donné; c’est pourquoi nous voulons le placer à la tête du groupe, hélas! bien restreint, de ceux qui persistent encore à faire de la poésie une des expressions les plus pures de l’être moral, une des interprétations les plus hautes du monde extérieur, et qui ne se lassent pas de chercher ses sources ou ses racines dans les profondeurs de l’âme humaine.

On peut aisément suivre l’ordre et l’enchaînement des pensées qui ont conduit M. de Laprade d’Eleusis et de Psyché aux Symphonies et aux Idylles héroïques. Jeune, trouvant les places prises, désespérant peut-être de dépasser ou d’atteindre l’harmonieuse richesse de l’un, la couleur splendide de l’autre, la grâce ineffable de celui-ci, l’exquise élégance de celui-là, il se replia sur les symboles, où son talent, plus remarquable par l’élévation que par le charme, devait se sentir à l’aise. Il échappait ainsi dès l’abord à la vulgarité; mais il mettait d’avance un voile entre ses lecteurs et lui : il s’exposait à l’indifférence de ceux, — et le nombre en est grand, — qui préfèrent la Vénus à la Polymnie. L’inspiration de M. de Vigny et surtout de Ballanche est visible à ce début de M. de Laprade : il faut aussi tenir compte de certaines influences d’éducation et de climat, des premières impressions d’un jeune homme qu’attire le voisinage des Alpes pendant que ses yeux se promènent sur une ville sombre et