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et peut-être M. About n’y prend-il pas assez garde. Blessez votre lecteur ou votre spectateur aussi cruellement que vous le voudrez, il vous haïra peut-être ; mais craignez par-dessus tout de l’indisposer : vous gagneriez sa malveillance, sentiment beaucoup plus redoutable que la haine, car il ne rapporte aucun bénéfice, pas même celui d’être exécré. La malveillance est le sentiment stérile par excellence. Il y a dans la pièce de M. About quantité de mots qui n’y ont sans doute pas été placés pour déplaire au spectateur et qui le choquent néanmoins, de ces mots qui font claquer la langue entre les dents ou qui tombent au milieu d’un silence glacé comme une de ces jovialités hors de saison que vous savez. Tous les personnages s’y ressentent un peu trop du voisinage de Mme Michaud, et mettent trop de zèle à rivaliser avec elle d’expressions drolatiques. Le héros lui-même n’échappe pas à ce défaut, et la scène du troisième acte où il se grise avec son rapin Tamerlan paraît d’un goût douteux, et laisse froid le spectateur qu’elle voulait égayer. La pièce est traversée tout entière par deux personnages grotesques, prétendans à la main de la nièce de Mme Michaud, et qui sont dignes en effet d’être les gendres de cette inoffensive poissarde. Ces deux grotesques s’intitulent l’un baron, l’autre vicomte, et se donnent sérieusement pour deux représentans de la noblesse française. Si ces deux personnages nous étaient présentés comme des charges, ils pourraient être amusans, mais ils nous sont présentés presque comme des portraits, et voilà où apparaît ce don de choquer dont M. About ne se défie pas assez. C’est une satire injuste, parce qu’elle n’est inspirée par aucun sentiment fort. L’auteur en dit trop et pas assez. Il en dit trop, s’il n’a voulu que plaisanter-, il n’en dit pas assez, s’il a voulu rendre ses personnages odieux. Tels qu’ils sont, ils sont trop inoffensifs et de trop bonne composition pour être odieux, trop cupides pour être simplement ridicules. Ils sont mus, non par de mauvais sentimens, mais par des sentimens mesquins et malhonnêtes, qui n’ont vraiment aucune excuse, car ils y renoncent aussi facilement qu’ils les acceptent. Ils n’ont pas même de préjugés, ils n’ont que des prétentions. Ces deux grotesques, deux représentans de la noblesse française! Non vraiment. L’un est un brocanteur de chevaux des pays qu’arrose la Garonne, l’autre est un rentier de petite ville de province, qui songe à s’établir d’une manière convenable et à se mettre sur un bon pied dans le monde.

Nous avons insisté sur les défauts de la pièce : ils sont nombreux, et pourtant c’est à peine si on a le temps de les apercevoir; ils passent et vous effleurent; le spectateur les sent en quelque sorte sans pouvoir les saisir, tant l’action est lestement et rapidement menée. La rapidité, voilà la sérieuse qualité de cette pièce. C’est un spectacle qui ne traîne pas, comme la plupart des spectacles modernes, qui n’exerce pas par ses lenteurs maladroites la patience du spectateur : le mot n’attend pas le mot, les phrases se poursuivent et se serrent de près comme des coureurs dans une arène; les situations ne s’y font pas désirer, elles arrivent à leur heure et quittent la place sans se faire prier. C’est comme une de ces rapides promenades en cabriolet, sous la conduite d’un postillon leste et adroit qui vous mène à grandes guides : les roues soulèvent des tourbillons de poussière et heurtent contre bien des cailloux; mais la rapidité du voyage en supprime la