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transition a été pénible et laborieuse; il y a eu dans la nouvelle organisation du travail des secousses violentes qui ont altéré pour un temps la condition des fortunes. Même dans les sociétés constituées régulièrement, les simples réformes de législation affectent plus ou moins les intérêts privés et ne produisent pas immédiatement leurs bons effets. Qu’est-ce donc lorsqu’il s’agit de modifier les fondemens d’une société coloniale? Il ne faut pas seulement changer les lois; il faut changer les mœurs en détruisant des préjugés invétérés, en imposant aux anciens maîtres les principes d’un droit nouveau que leur intérêt repousse tout d’abord, aux anciens esclaves l’accomplissement de leurs nouveaux devoirs. C’est un état social à défaire et à refaire presque tout entier, sans que les élémens du régime de l’esclavage puissent être appropriés en quoi que ce soit au régime de liberté. Comment dès lors la transition ne serait-elle point difficile et douloureuse? Les colonies anglaises et françaises ont éprouvé après l’émancipation cette crise inévitable, qui s’est traduite dans les premières années par une sensible diminution du travail, des produits et des profits; mais la crise n’a eu qu’un temps, et si l’on examine la situation actuelle des colonies où l’esclavage a été aboli en la comparant avec leur situation ancienne, on remarque un progrès réel dans toutes les branches de la production, un accroissement de richesse et de bien-être, la propriété mieux garantie, le travail plus régulier, les capitaux plus abondans, le commerce plus actif. Sauf de très rares exceptions, c’est là le résultat général de l’émancipation dans les colonies, résultat incontestable que M. Cochin a dégagé des documens statistiques en ajoutant au langage des chiffres l’éloquence de sa conviction. En pareille matière, la statistique cesse d’être aride : elle s’inspire aux sources les plus pures du sentiment moral, et elle projette les plus vives lumières sur un fait économique qui conclut énergiquement à la liberté du travail.

M. Cochin ne s’est pas borné à exposer les heureux résultats de l’émancipation dans les pays qui l’ont prononcée; il a étudié et fait ressortir les résultats de l’esclavage dans les pays qui l’ont maintenu, à Cuba, au Brésil, aux États-Unis. Cette seconde partie de son enquête n’est pas la moins concluante. La condition sociale, politique et économique des pays à esclaves repose sur les fondemens les plus fragiles : embarras dans le présent, péril dans l’avenir, voilà ce qui apparaît, et la situation des États-Unis atteste l’imminence ainsi que la gravité du péril. C’est l’esclavage, c’est lui seul, qui compromet sous nos yeux l’union et la prospérité de cette grande république, qui se montrait si fière de ses institutions et de sa richesse. Par quelle série de difficultés, dans quels flots de sang les États-Unis traverseront-ils la période qui doit aboutir à l’émancipation de leurs esclaves? Nul ne peut dire encore quel sera le dernier épisode de cette histoire qui commence. Ce qu’il suffit de constater à l’appui de la thèse développée par M. Cochin, c’est que, dans un pays où les ressources naturelles sont si grandes et le génie du peuple si actif, il n’y aura plus désormais de stabilité dans les institutions, d’union entre les citoyens, de sécurité dans les transactions, tant que la question de l’esclavage ne sera point résolue. Politique intérieure et extérieure, progrès moral et matériel, tout demeurera