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LE PAVÉ.

Coqueret, se montant la tête.

Oui, monsieur, c’est elle qui a idée de m’épouser. Moi, je ne m’en souciais déjà pas tant. Je lui disais : Nous sommes trop jeunes ; mais elle a dit comme ça : « Nous sommes en bon âge, moi dix-sept ans, toi vingt-trois ; c’est ce qu’il faut. » Mais moi, j’allais toujours disant : C’est trop tôt, Louise, c’est trop tôt ! Pour lors, monsieur, elle est tombée dans un chagrin que, tout le temps que vous avez été absent, elle n’a fait que geindre et pleurer, si bien que je me suis laissé attendrir et que la pitié m’a rendu triste et malade, et que j’ai consenti à vous en parler, monsieur, pour lui faire plaisir, à cette pauvre fille, car pour elle, jamais elle n’oserait vous dire combien elle m’aime, mêmement que si vous la questionnez, elle est dans le cas de vous répondre que j’ai pris ça sous mon bonnet ; mais faut croire ce que je vous dis et pas ce qu’elle vous dira, et comme je vois bien qu’elle en mourra, me voilà dans l’idée de l’épouser, et je viens vous le dire comme au meilleur de mes amis, à seule fin que vous lui commandiez le mariage, et comme elle vous est obéissante, aussitôt que vous aurez dit : il faut ! elle sera décidée, et vous aurez fait son bonheur. Voilà ce que c’est, monsieur ; pardonnez-moi si j’ai dit quelque bêtise.

Durand, après un moment de silence, d’une voix altérée.

Sortez ! (Coqueret, stupéfait, hésite. Durand hors de lui.) Sortez donc ! (Coqueret sort tout penaud.)


Scène XIII.

Durand, seul.

C’est impossible ! Louise !… oh ! Louise !… aimer ce garçon-là ! Non, il est fou ! Je le chasserai, je chasserai Louise s’il est vrai que… je la tuerai ! (Silence.) Mais qu’est-ce que j’ai donc, moi ? qu’est-ce que cela me fait ?… Cela me fait… cela me fait qu’elle est en quelque sorte ma fille adoptive, et que la fille de mon cœur et de mon intelligence ne peut pas se mésallier de la sorte ! Quoi ! descendre des hauteurs où ma tendresse et mon admiration l’avaient placée pour tomber dans les bras d’un rustre !… Ah ! les femmes ! On me l’avait bien dit que c’étaient les derniers êtres de la création ! Et moi qui faisais d’elle un ange, une sainte ! Voilà comme les savans n’entendent rien, mais rien, à la vie réelle… Mais non, non ! cent fois non ! Cela n’est pas, cela ne peut pas être. Il faut que je lui parle, là, tout de suite, que je l’interroge jusqu’au fond de l’âme, et que je la foule aux pieds si elle avoue… Mais qu’est-ce que j’ai donc ? je n’ai jamais ressenti une pareille colère ! C’est une colère fondée, oui, très fondée, très raisonnable. Une colère raisonnable !… Non,