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dès le premier pas, on rencontrera Fleurus, armé des deux victoires de Louis XIV et de la république. Elles salueront au passage l’armée impériale.

Ainsi Napoléon, avec 110,000 hommes, marche au-devant des armées anglo-hollandaises et prussiennes fortes de 220,000 hommes. C’est un homme contre deux. Il n’y a rien là qui puisse étonner une armée française commandée par le vainqueur de l’Europe ; mais c’est le chef qui devra surtout rétablir la balance au profit du petit nombre. Il faudra chez lui avant tout non pas seulement la même fécondité de conception (personne ne doute qu’il l’ait gardée), mais la même confiance dans la fortune, la même ardeur foudroyante à la saisir, la même divination pour pénétrer le secret de l’ennemi, la même inspiration soudaine qu’à Arcole, à Ulm, à Ratisbonne.

Quand Napoléon compte les cent victoires dont il marche environné, quand il se souvient de ce qu’il a fait à Dresde et l’année précédente dans la campagne de France, il calcule que sa présence à l’armée vaudra cent mille hommes ; surtout il sent un juste orgueil en face des deux généraux ennemis. Peut-être aussi les estime-t-il trop peu. À force de répéter aux autres que Wellington est un général sans talent, Blücher un officier de hussards, il finit par e croire à moitié : pente funeste qu’une si grande disposition à mépriser ! En dédaignant trop l’ennemi, en se plaçant trop au-dessus de lui, on risque de ne plus apercevoir ses projets.

Déjà il se plaint que ses lieutenans ont été ébranlés par les désastres ; mais lui-même n’en a-t-il reçu aucune atteinte ? est-il bien sûr d’être resté ce qu’il était ? Quelques-uns soutiennent (et parmi eux le général Lamarque, le colonel Charras) que l’ennemi n’a devant lui dans cette campagne qu’une ombre de Napoléon, Examinons à ce point de vue, en nous donnant le plaisir de l’impartialité, les quatre jours qui vont suivre, puisque la campagne n’a pas duré davantage. Comptons les heures, les minutes ; chaque moment renferme les destinées de la France.

Dira-t-on que l’infaillibilité du chef fait partie de la gloire nationale ? On substituerait ainsi l’idolâtrie à la raison publique. La gloire des Romains, était-ce de consacrer toutes les fautes de César ? était-ce de mettre Dyrrachium à côté de Pharsale ? La gloire de la Prusse, est-ce de ne faire aucune différence entre la campagne de Torgau et les autres campagnes de Frédéric ? Les anciens, les modernes, César, Frédéric, Napoléon lui-même, ont pensé le contraire.

Edgar Quinet.

(La seconde partie au prochain n°.)