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révéler à la pensée abstraite qui les questionne sur leurs lois et leurs portées, tout ce qu’elles peuvent suggérer à la conscience qui leur demande des enseignemens moraux, tout ce qu’elles peuvent dire au cœur ou à l’imagination qui y cherche le secret de la vie, le reflet de nos espérances et de nos misères, la révélation de notre destinée.

Mais d’un autre côté, en même temps que M. Ruskin accroît à l’infini les matériaux de la peinture, il semble prendre à tâche de rétrécir impitoyablement l’usage qu’elle en peut faire. S’il appelle toutes les facultés humaines à concourir aux créations de l’artiste, il exige que chez lui elles ne s’emploient toutes qu’à rendre compte des faits et des valeurs de la réalité. Il ne souffre pas que l’art ait ses romanciers, ses poètes, ses philosophes : toute la pensée, toute la poésie, toute l’imagination, ne doivent se traduire que sous la forme de l’histoire. Le seul mot d’invention fait peur à M. Ruskin. Il se plaît à redire que les grands maîtres n’ont été grands qu’en peignant les hommes, les choses et les costumes de leur temps, ce qu’ils avaient sans cesse sous les yeux, et que les meilleures figures de leurs tableaux ne sont que des portraits. Il s’étonne, il ne peut comprendre qu’un artiste dépense son temps et son talent à inventer des sites, lorsque tant de merveilles naturelles, qui dépassent tout ce que le génie humain imaginera jamais, en sont encore à attendre un œil qui les admire et un témoin qui les relate. Rien qu’il sache reconnaître le mérite d’une exécution large, la concession chez lui est presque toujours suivie d’une réserve qui revient à dire que, malgré tout, la valeur d’un tableau est strictement en raison du nombre et de l’importance des renseignemens qu’il nous fournit sur les réalités. De fait, tout ramène M. Ruskin à cette idée de compte-rendu, et dès qu’elle reprend possession de lui, il se laisse emporter à la retourner, à la développer, à l’épuiser, si bien qu’il en arrive à nier implicitement le second but qu’il attribuait lui-même à l’art, celui d’exprimer aussi l’âme de l’artiste. A l’entendre, c’est au plus strict sens du mot qu’il s’agit de caractériser les œuvres de Dieu, d’en faire connaître la nature intrinsèque avec la totalité des élémens qui en déterminent l’action dans tous les sens. La tâche du peintre n’est pas de définir l’effet produit sur nous, ce qui se trouve dans le reflet défiguré de notre miroir, dans l’image toute composée de lacunes et d’erreurs qui ne résultent que de nos incompétences, mais bien de montrer ce que la chose extérieure renferme vraiment, ce qui, en dehors de nous, la différencie de toutes les autres choses. M. Ruskin va même jusqu’à faire intervenir Locke et sa fameuse distinction entre les trois ordres de qualités qui existent dans les corps, à savoir : les qualités primaires, qui appartien-