Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 34.djvu/884

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décret divin auquel l’humanité doit son rédempteur, son Dieu-homme, qui a uni en lui les deux natures pour nous apprendre à les réconcilier aussi en nous. Ou bien c’est un Titien du Louvre qui lui a causé une impression solennelle par ses ampleurs et ses contrastes de couleur, et il ne peut s’en rendre compte qu’en attribuant cet ascendant à je ne sais quelle vérité, à je ne sais quelle intention philosophique « qui a su exprimer tout un système de théologie dogmatique dans une rangée de dos d’évêques. »

En attendant, il raisonne toujours comme si les effets du coloriste ne pouvaient avoir de mérite que par l’idée qu’ils donnent des effets de la nature, comme s’ils ne pouvaient être harmonieux que parce qu’ils rapprochent seulement les mêmes teintes qui dans un paysage ont pu se produire à la fois par suite des lois de la lumière, parce qu’ils expriment justement les relations par lesquelles les colorations d’un ensemble d’objets concourent à révéler l’influence d’un même état atmosphérique. Toujours il aboutit dans ses axiomes à présenter la couleur comme une simple science, à nous laisser l’idée qu’elle est purement le talent de rendre avec nos matériaux les teintes difficiles de la nature, — et en dépit de ses yeux il reste fidèle à son système en vantant la palette des préraphaélites, de ces jeunes artistes anglais qui, entre tous les peintres peut-être, ont le plus tiraillé l’œil par l’ensemble de leurs tons, quoiqu’ils aient certainement excellé à reproduire certaines finesses et certaines vivacités des couleurs locales. C’est l’instinct de M. Ruskin de tout braver : dans l’incroyable audace de son idée fixe, il en vient à écrire textuellement que le génie coloriste surtout a pour condition la plus stricte véracité, que s’il est encore possible de conserver quelque mérite de forme en s’écartant de la réalité, la moindre infidélité au vrai sous le rapport de la couleur est infailliblement mortelle. Autant vaudrait soutenir en musique que l’unique valeur, l’unique but d’une mélodie est de reproduire le rhythme d’un sentiment, la manière dont il se scande en nous, et qu’en conséquence le morceau le plus mélodieux est celui qui nous donne la plus exacte idée du mouvement de la joie ou de la colère, lors même qu’il n’aurait nulle mélodie comme ensemble de sons perçus par notre oreille et notre esprit. — Et en vérité il y a plus qu’une analogie, il y a identité complète entre cette philosophie et celle de M. Ruskin : il loue Turner de sacrifier au besoin les accords de son tableau pour mieux indiquer les notes partielles d’un accord qui l’a frappé dans la réalité. Dans une sorte de prosopopée, du reste si belle que l’erreur de jugement disparaît sous les gerbes de feu de la poésie, il nous montre le grand artiste suivant de son mieux la nature, montant en quelque sorte au sommet de la montagne pour se rapprocher de ses splendeurs,