Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 34.djvu/892

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sure où les conceptions qu’elle traduit en images sont indépendantes de la langue des images. »

Ainsi, à ses yeux, si la Construction de Carthage par Turner est une œuvre de génie, c’est parce que le peintre a eu l’idée de représenter au premier plan un groupe d’enfans s’amusant à faire voguer de petits bateaux. « Le choix exquis de cet épisode, comme moyen d’indiquer le génie maritime d’où devait sortir la grandeur future de la nouvelle cité, est une pensée qui n’eût rien perdu à être écrite, qui n’a rien à faire avec les technicismes de l’art. Quelques mots l’auraient transmise à l’esprit aussi complètement que la représentation la plus achevée du pinceau. Une pareille pensée est quelque chose de bien supérieur à tout art : c’est de la poésie épique du plus haut ordre. » De même, en analysant une Sainte Famille de Tintoret, le trait auquel M. Ruskin reconnaît le grand maître, c’est un mur en ruines et un commencement de bâtisse au moyen desquels l’artiste fait symboliquement comprendre que la nativité du Christ était la fin de l’économie juive et l’avènement de la nouvelle alliance. Dans une autre composition du même Vénitien, une Crucifixion, il voit un chef-d’œuvre de peinture, parce que l’auteur a su, par un incident en apparence insignifiant, par l’introduction d’un âne broutant des palmes à l’arrière-plan du Calvaire, exprimer l’idée profonde que c’était le matérialisme juif, avec son attente d’un Messie tout temporel et avec la déception de ses espérances lors de l’entrée à Jérusalem, qui avait été la cause de la haine déchaînée contre le Sauveur, et par là de sa mort.

Si cette esthétique était vraie, il ne resterait plus aux peintres qu’à briser leurs brosses pour prendre la plume, et l’on se demande vraiment comment un homme qui n’estime dans la peinture que les pensées les plus abstraites et les plus indépendantes des formes et des couleurs, celles que la littérature énonce avec mille fois plus d’éloquence, a pu consacrer tant de temps à s’occuper de tableaux. Chez nous aussi, quoique nos artistes inclinent plutôt vers la superstition contraire, vers le métier et les méthodes de style, nous avons souvent vu-les livres et les journaux demander aux peintres des idées, encore des idées. De fait, c’est là un vieille doctrine, qui au fond n’est que l’éternelle conspiration des esprits littéraires pour obliger tyranniquement les natures plastiques à travailler au profit de leurs seuls goûts à eux. De la part des écrivains qui se laissent aller à parler des tableaux sans être capables de goûter et de discerner les qualités et les intentions particulières de ces sortes d’œuvres, rien de plus facile à expliquer; mais de la part d’un homme aussi bien doué que M. Ruskin, une telle hallucination serait tout à fait incompréhensible, si l’on ne savait que les Albert Dürer, les