Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 34.djvu/893

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Hogarth et en général les artistes du nord l’ont plus ou moins partagée. Ne serait-ce pas là un trait de race? Cela ne viendrait-il pas de ce que l’homme du nord, si fortes que soient ses impressions, se laisse moins facilement déposséder de ses diverses facultés, et que de la sorte son imagination et son sens des couleurs parviennent rarement à faire taire ses besoins intellectuels? Ce ne sont pas les intuitions d’artiste qui manquent aux Anglais et aux Allemands; mais presque toujours ils sont arrêtés au milieu de leur sentiment par une réflexion intempestive, par une intention abstraite qui ne souffre pas que leur œuvre soit franchement et purement une expression de leur pensée plastique. Une partie des élémens du tableau est employée comme des lettres pour exprimer une idée, et l’effet d’ensemble est plus ou moins détruit : bien heureux quand l’œuvre ne devient pas une sorte de rébus, un ingénieux hiéroglyphe, car c’est là que mène tout droit la monomanie des significations philosophiques. Si sincère et si sérieuse que soit la conviction ou l’émotion que l’on voudrait faire passer dans l’âme du spectateur, il suffit que l’on veuille dire par des couleurs ce que les couleurs se refusent à dire pour que l’on soit condamné comme peintre à n’être qu’un bel esprit, un inventeur de subterfuges et d’images à double entente. Le résultat où l’on aboutit, c’est de peindre spirituellement une toile d’araignée sur la bouche d’un tronc d’église pour dénoncer et flétrir la dureté de cœur qui a oublié l’aumône; c’est de témoigner contre le vice et de glorifier la vertu, en écrivant leur histoire, comme le fait Hogarth, avec des affiches posées sur un mur, des lettres tombées à terre, et des flacons étiquetés poison.


II. — L’IMAGINATION.

A côté de la vérité, M. Ruskin fait sans doute une large place au beau et à l’imagination, et il semblerait qu’il rentre ainsi dans le domaine des qualités plastiques, ou du moins qu’il sente comment nous ne pouvons exprimer la réalité extérieure qu’en nous exprimant nous-mêmes. Et cependant c’est peut-être sur ce point, je veux dire c’est dans la partie de son œuvre qui touche non plus au but, mais aux moyens de l’art, que son idée fixe laisse éclater le plus violemment la tyrannie qu’elle exerce sur lui. Qu’il s’agisse du beau ou du vrai, que l’artiste se propose de rendre ce qu’il a vu ou ce qu’il a conçu, les images ont toujours à remplir leur rôle d’images : il faut toujours qu’elles soient propres à faire comprendre à d’autres esprits ce qu’a pensé le peintre. Comment peuvent-elles satisfaire à cette condition? Que doivent-elles être pour pouvoir parlera une âme humaine? Rien ne manque à M. Ruskin pour résoudre le problème : il en a saisi toutes les données, il décrit même avec une remarquable