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morphose est moins évidente sans doute que dans le langage, mais elle est aussi réelle. Les additions et les suppressions que je fais subir aux teintes et aux formes de la nature sont littéralement l’analogue des substantifs et des adjectifs que j’emploierais pour la décrire; ces teintes deviennent des types de qualités, des types de pensées humaines, et dans ses combinaisons mon imagination traite la réalité comme l’Égyptien la traitait dans ses hiéroglyphes : elle la brise pour la recomposer, elle laisse de côté ceux de ses élémens qui n’avaient pas concouru à mon impression, elle abrège et modifie ceux qu’elle lui a empruntés, afin de leur donner une éloquence nouvelle, et c’est ainsi seulement qu’elle a pu atteindre son but. Dans ce cas comme dans tous les autres, le pouvoir de l’imagination tient à sa liberté. Si elle crée des œuvres harmonieuses, c’est précisément parce qu’elle ne reproduit pas les harmonies de la nature et qu’elle ne s’inquiète pas de ses lois; c’est parce qu’elle est une inspiration indépendante qui choisit ses matériaux d’après ses seuls besoins, qui ne les accorde entre eux qu’en les accordant avec elle-même, qui ne leur donne une forme totale qu’en les moulant sur sa propre individualité.

Les mêmes remarques pourraient également s’appliquer à la théorie du beau qui complète le système de M. Ruskin. Il s’en faut que cette théorie soit sans valeur, car il a le plus vif sentiment de la beauté sous toutes ses formes, et qu’il se trompe ou non dans ses explications, cela ne l’empêche pas d’être admirablement perspicace pour analyser les combinaisons de lignes et de couleurs dont l’impondérable prestige s’appelle pour nous symétrie, unité, variété. Toujours est-il que sa doctrine n’a encore pour but que de confondre le beau avec le réel. Par antipathie contre l’esthétique qui l’a fait consister dans une sensation toute passive de plaisir, il le fait lui-même consister soit dans une pure idée, soit dans la conformation tout extérieure des choses. Chaque espèce de beauté, suivant lui, n’est que le reflet d’une perfection divine dont le Créateur a laissé l’empreinte sur son œuvre. Par rapport à l’homme, le beau dans sa théorie n’est donc plus qu’une perception émue du vrai; c’est la réalité contemplée avec amour, avec reconnaissance et adoration, c’est le sentiment tout moral qui accompagne la connaissance des œuvres de Dieu, comme l’intelligence peut les voir et les juger, et pratiquement ce système revient toujours à faire résider la beauté dans la seule manière d’être des choses.

En tout cas, cela revient certainement à ne point reconnaître que le beau tient à un rapport entre nous et les objets, à une concordance entre la manière dont une chose, vu sa nature, tend à faire jouer nos facultés et la manière dont, vu les limites et les tendances de nos facultés, il leur est à elles-mêmes possible, facile et agréable