Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 34.djvu/905

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Le chef-d’œuvre d’observation et l’ingénieuse mimique ne vaudront pas pour moi la magie de l’œuvre qui me transporte dans le monde surnaturel des formes, qui me rend pour un moment l’étrange vision que j’ai parfois dans la rue ou dans la campagne, lorsque tout à coup les hommes et les choses semblent perdre leur relief, et que la terre autour de moi n’est plus qu’une surface plate, un jeu de silhouettes brodées de lumière, un effet scénique d’ombres sans corps et d’apparences sans substance qui vont et viennent avec une animation fantasmagorique.

M. Ruskin fait remonter à la renaissance le commencement de la décadence. C’est aussi mon avis dans un sens; mais ce qui commençait alors, et qui devait être funeste plus tard, ce n’était point le souci du beau. Que, dans sa préoccupation de l’effet, la renaissance apportât beaucoup de vanité, de sensualité, de formalisme et de prétention à la science, cela n’est pas douteux, et il ne l’est pas non plus qu’il y eût là un germe de mort. Toujours est-il que ces mauvaises tendances, qui dès le principe avaient dégradé l’élément plastique de la peinture, n’ont fini par amener la décadence qu’en étouffant cet élément même, en changeant les peintres en ouvriers qui ne sentaient plus rien, tant ils étaient occupés à raisonner et à calculer ce qui pouvait sembler convenable ou agréable à leur public. Le vrai mal ainsi, c’était le rôle que l’intelligence dès lors tendait à jouer dans la peinture au détriment de l’inspiration. C’était le rationalisme, cette même tyrannie de la raison que M. Ruskin ne fait qu’exagérer en lui donnant une autre forme. Il ne veut pas du raisonnement qui se dépense à concevoir des procédés et des méthodes de beau style, mais il veut le raisonnement au profit de la vérité; il ne veut pas le drame et l’expression de la physionomie au point de vue du bel effet, mais il les veut comme moyens de relater les événemens tels qu’ils se passent, et c’est toujours voter pour ce qui a tué la peinture. Nous pouvons le dire, appuyé sur trois siècles d’expérience: la recherche du drame et de l’expression, voilà surtout l’idolâtrie qui a frappé les artistes d’aveuglement et d’impuissance, voilà la prétention qui les a empêchés de peindre sous la dictée de leurs bonnes inspirations, voilà la cause qui fait de presque tous nos tableaux modernes un charivari de lignes grimaçantes, un laid assemblage de formes, de groupes et de teintes qui sont plus qu’insignifians pour le sens plastique, qui le heurtent et le déchirent comme à plaisir. Nos Charlotte Corday, nos Jane Grey, nos Bataille d’Eylau, sont un contre-sens pour les yeux. Malgré leurs qualités de détail, ils sont, comme intention d’ensemble, la négation même de l’art. Et ce n’est pas seulement que les lignes, quand on les combine en vue de faire comprendre un incident ou d’indiquer sur un visage certaines passions, ne peuvent plus obéir aux exigences d’une