Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 34.djvu/907

La bibliothèque libre.
Aller à la navigation Aller à la recherche
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fussent-elles fausses comme appréciation de ce qui existe, ou de ce qui est possible, ou de ce qui porterait de bons fruits, on est à peine en droit pour cela de les traiter d’erreurs : quand c’est notre âme qui crie malgré nous, ce n’est toujours qu’un besoin vrai, un instinct humain qui peut la faire crier. M. Ruskin appartient certainement à cette seconde classe. Alors même que ses écrits seraient sans valeur par rapport à l’art, ils n’en resteraient pas moins des œuvres de la plus grande valeur par le point de vue élevé où ils placent le lecteur et où ils le forcent à monter, par la droiture, le haut sentiment moral, la noble manière d’être homme et d’envisager le rôle d’homme qu’ils sont sûrs d’inoculer dans la mesure où ils portent coup. En ce qui touche l’art, il s’en faut aussi qu’il n’ait rien fait : il a déblayé le terrain de la vieille superstition du beau idéal, de cette dédaigneuse théorie qui n’est bonne qu’à stériliser l’imagination, en détournant l’artiste d’écouter d’abord la nature et d’apprendre par expérience toutes les formes d’émotion qu’elle peut éveiller en lui. Il a débarrassé la voie de la doctrine non moins dangereuse du XVIIIe siècle, de celle qui prétendait trouver le grand style en enlevant aux objets tout ce qu’ils ont de particulier et d’individuel, c’est-à-dire en leur enlevant aussi leur caractère plastique. Il a réagi de toute sa force contre la croyance au savoir-faire, contre cette foi d’ouvrier qui considère l’art comme une sorte d’ébénisterie, et qui s’imagine qu’il importe seulement de connaître les bonnes espèces de produits et les bons procédés pour être un habile ouvrageur en tableaux : funeste illusion qui ne saurait être trop souvent démasquée, funeste prétention de la raison qui pousse l’artiste à sortir sans cesse de lui-même pour chercher ce que doivent être les œuvres, et qui en définitive prétend assurer à tous le secret de façonner d’admirables peintures, en apprenant à tous à ne jamais tenir compte de leurs propres sentimens ! Ne nous y trompons pas, c’est encore cette éternelle espérance de la médiocrité qui sert de base à nos méthodes d’enseignement, à l’organisation de nos ateliers d’études, à toutes nos institutions et nos traditions en fait d’art. Nous n’avons pas cessé de poursuivre la science magique qui dispense d’avoir du génie, et M. Ruskin a été droit au cœur du mal en s’appliquant à montrer qu’on n’est artiste que par la grâce de Dieu, en répétant que la première condition pour communiquer une belle émotion, c’est de l’éprouver, que par conséquent il s’agit avant tout d’être sincère, de n’employer son savoir qu’à rendre fidèlement ce qu’on a senti, et qu’ensuite ceux-là seuls sont de grands maîtres à qui il a été donné d’avoir les sentimens qui sont d’un grand peintre, et qui, en se traduisant tels qu’ils sont, produisent les grandes œuvres.