Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 34.djvu/908

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Mais en vérité ce n’est pas telle ou telle pensée de détail qui mérite l’éloge. Si l’on pouvait séparer chez M. Ruskin les appréciations morales et les jugemens, les intuitions. qu’il a sans raisonner et les idées par lesquelles il s’en rend compte, on s’apercevrait qu’il ne s’égare que dans ses jugemens. Creusons sous son réalisme, et qu’y trouvons-nous? Le sentiment intense et profondément juste qu’un art vivant et large, large comme la nature et comme l’homme, ne peut avoir sa source que dans une sympathie universelle, dans cette disposition qui est comme le génie d’aimer, de nous intéresser à tout, de découvrir, à force de nous oublier, la beauté et le côté frappant de chaque chose. Celui qui se renferme en lui-même pour rêver d’après ses goûts des types de perfection idéale, celui qui s’exalte le plus en imagination à l’idée de l’admiration que lui aurait causée Cincinnatus ou des transports qu’il éprouverait devant les montagnes .de la Suisse n’est certainement pas l’homme qui sait le mieux rendre justice aux qualités de ses amis, ni qui excelle à tirer des campagnes et des buissons qui entourent sa demeure le contentement et les inspirations qu’ils pourraient fournir, — et ce n’est pas lui non plus qui sera le plus grand peintre. Que trouvons-nous encore sous la tendance de M. Ruskin à confondre le domaine du peintre avec celui de l’écrivain? Un sentiment non moins juste de la solidarité qui relie toutes nos facultés, un immense désir de vivifier l’art en le rattachant au mouvement de nos pensées et en lui prêtant la passion de notre nature morale, une profonde perception surtout de l’influence que les qualités et les défauts du caractère exercent sur les œuvres de la main, sur le tableau du peintre ou le clou que fabrique l’ouvrier. Et c’est ici surtout que M. Ruskin a été novateur et mérite d’être écouté, car il a en quelque sorte fondé la morale de l’art. A chaque instant je suis stupéfait, en lisant notre littérature populaire, de la manière dont on y parle de la morale. On dirait que ce mot-là dans notre vocabulaire est devenu synonyme de niaiserie, ou en tout cas qu’il signifie seulement, pour les critiques, un certain genre littéraire comme l’idylle ou les contes d’enfans, une espèce d’ouvrage que l’on entreprend parce qu’on le veut, et décidément la plus infime espèce d’ouvrage, la moins favorable au génie. En dehors de cela, qu’est-ce que la morale, et qu’a-t-elle à faire avec l’art? Nos meilleurs oracles se piquent de ne pas le soupçonner, et depuis plusieurs siècles déjà nous appliquons consciencieusement cette philosophie. Nous vivons sur une religion, — car c’en est une, — qui fait de la science le principe de tout bien, de l’ignorance le principe de tout mal, et qui ne promet le salut que par le jugement, par le talent de concevoir les moyens appropriés aux fins. Nous croyons que, dans toutes les directions de l’activité humaine, on réussit par la grâce