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Cicéron, Tite-Live et Tacite. Héritière de ces grands esprits, la renaissance italienne a remis ces croyances en honneur, sinon en pratique ; c’est du moins un mérite de Guichardin de s’en être fait çà et là l’intelligent interprète.

L’interprète a-t-il été convaincu? Pour les avoir exprimées, ne fût-ce qu’en passant, avec tant de fermeté, il faut bien qu’il les ait embrassées avec quelque ferveur. Quand il fait parler Capponi et Soderini si chaleureusement en faveur de la liberté, c’est sans doute qu’il l’aime au fond du cœur, qu’il la croit désirable et qu’il honore ceux qui s’y dévouent; mais Bernardo vient ensuite avec ses désillusions, avec Bernardo parle la triste expérience. Pour avoir mêlé à son langage cette douce, mais profonde ironie, il faut bien que l’auteur l’ait ressentie lui-même. A tout prendre, Guichardin a déposé dans le discours de Bernardo le dernier mot de sa pensée. Guichardin est de ceux qui inclinent leurs principes devant ce qu’ils appellent la nécessité pratique, et qui prennent le succès pour règle de leurs jugemens. Or le succès appartient également au mal comme au bien sur la terre; mais il est vrai que Bernardo peut nous apparaître ici comme le vulgaire honnête homme des temps fort éclairés et à la fois fort troublés, qui voit du bien et du mal dans toutes les opinions, qui, après s’être indigné peut-être, prend en pitié son indignation, se raffermit et redevient calme, non par la sérénité pure d’une ardente conscience pleinement satisfaite, mais par une contemplation désormais indifférente des affaires humaines et d’une agitation regardée comme stérile.

Est-ce là cependant tout Guichardin, et le double jugement que nous en avons déjà porté rend-il compte de tout son caractère? L’indifférence ou au moins l’indécision prolongée en matière d’intérêts publics, fort précieuse à qui place en première ligne le souci de son repos, aurait-elle encore le privilège d’être saine pour le cœur et l’esprit? Ce seraient, en échange de peu de mérites, trop de récompenses à la fois. Poursuivons notre étude; grâce au volume de Maximes ou Ricordi que Guichardin a laissé, observons la troisième phase de sa pensée et le dernier résultat de sa méditation. On l’a vu observateur et historien ou s’exerçant à le devenir; on l’a vu théoricien politique, demandant à une critique générale de l’histoire un enseignement et une règle, et n’y trouvant, quant à lui, que l’indifférence : il va s’élever à une vue plus abstraite encore des choses humaines et de leurs vicissitudes, et c’est là que nous l’attendons. Nous apprendrons une fois de plus quels liens intimes rapprochent la politique et la morale, ce qu’on risque à les dédaigner, et quelle distance sépare l’indifférent citoyen ou ce qu’on nomme quelquefois l’homme pratique du véritable honnête homme.