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de l’antiquité que Dante a placés dans son enfer, une nouvelle remarque. Dante ne les a pas placés ici ou là, dans telle ou telle province de l’enfer, avec indifférence : chacun de ces monstres est un emblème de péché, plus même qu’un emblème ; il est une enseigne, une porte vivante d’un enfer particulier, ou d’une zone particulière de cet enfer. Ainsi Cerbère, qui ouvre ses trois gueules pour engloutir indifféremment tout ce qu’on lui jette, gâteaux de miel, poignées de terre ou âmes damnées, est le gardien naturel du cercle des gourmands ; Plutus, celui du cercle des avares. Les furies vengeresses sont bien placées à l’entrée de la citadelle de Dité. Le Minotaure préside justement à cet enfer aux zones multiples, où sont punis les violens contre la nature, contre les hommes et contre Dieu, et Géryon, le génie de la fraude, est bien le messager naturel des communications entre les cercles supérieurs et ce terrible Malebolge où sont punies toutes les variétés de la fourberie. Par quels vengeurs les tyrans homicides pourraient-ils être mieux châtiés que par les centaures, et dans quel lieu les nids des harpies seraient-ils mieux placés que dans la vivante forêt des suicides ? Les Titans enchaînés dans leurs puits ferment justement l’entrée de cette province, qui est le palais et la maison de souffrance, le royal et cruel Windsor de celui qui fut le premier et le grand révolté, et où sont punis les traîtres de toute catégorie. Enfin, dernier emblème, Lucifer apparaît au fond de cette province, clé de voûte et porte suprême de l’enfer. Là, il mâche éternellement trois traîtres à jamais mémorables : Judas Iscariote, qui trahit son Dieu, Brutus et Cassius, qui trahirent leur maître ; ce sont là les damnés par excellence, et ils ne pouvaient être punis que par le démon par excellence. Ils ont tous commis le même attentat, victimes et bourreau ; les victimes ont attenté aux lois morales et politiques indestructibles sur lesquelles repose tout ordre social, et le bourreau a porté la révolte et la trahison jusque dans l’ordre moral et divin même. Les rois de l’anarchie, Judas Iscariote, qui posa sa main sacrilège sur l’incarnation divine du pouvoir spirituel, Brutus et Cassius, qui poignardèrent le représentant du pouvoir temporel, sont bien la pâture naturelle du dieu de l’anarchie. Ces monstres, qui semblent arbitrairement placés par Dante dans les différentes zones de son enfer, y occupent donc en réalité leur place véritable, et leur présence, qui semble une fantaisie bizarre du poète, s’explique, dès qu’on y regarde d’un peu près, le plus naturellement du monde. Dante n’ignore pas la fantaisie, mais il ignore l’arbitraire et le caprice. Sa fantaisie la plus extravagante en apparence ne lui sert qu’à marquer avec plus de précision ce que la simple logique poétique ne lui permettrait d’exprimer que trop faiblement.