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le reflet hospitalier et littéraire de Genève l’attirait, et c’était là en effet la première étape de cette étrange carrière d’un banni appelé à être successivement Suisse, Français, publiciste écouté, professeur recherché, membre des conseils de deux nations, presque ministre, avant de redevenir Italien, — sans cesser d’être ce qu’il avait été dès le premier jour, patriote et libéral. Qu’on songe un instant à ce que représentent d’événemens et de métamorphoses ces deux dates de 1815 et de 1848 ! Elles représentent pour Rossi un effort patient et obstiné où il était servi sans doute par une vive et forte intelligence, mais où il eut aussi besoin plus d’une fois d’une habileté singulière.

Un des côtés les plus curieux de la vie de Rossi, c’est cette lutte permanente de l’habileté souple et impassible contre des difficultés toujours nouvelles, et il avait fini, je pense, par s’aguerrir au point d’aimer ces difficultés, de les rechercher. Catholique de race, suspect d’attachement aux idées françaises pour son rôle dans le dernier mouvement italien, il avait assurément plus d’un préjugé à dissiper, plus d’un obstacle à vaincre a Genève, ville protestante aux traditions rigides, et où il y avait une réaction naturelle après 1815 contre l’influence française. L’avocat de Bologne, le commissaire civil de Murat, se transformait d’abord en poète et faisait passer dans la langue italienne les chants passionnés de Byron : Parisina, le Corsaire, le Giaour, mais ce n’était là qu’une diversion d’esprit, une fantaisie d’imagination. Rossi, se voyant appelé à vivre longtemps peut-être en Suisse et se sentant fait pour d’autres travaux, se mettait à étudier plus profondément les lois, les mœurs, les coutumes, le gouvernement du pays ; il se familiarisait avec les langues en usage dans les divers cantons suisses, apprenait l’allemand, perfectionnait ses connaissances dans la littérature française, et, rassemblant sous sa main tous les éléments d’étude, il se retirait dans une petite maison auprès de la ville, se livrant à un travail obstiné, ne quittant sa solitude que pour aller, à Genève se reposer dans la société de quelques hommes éminens qui l’encourageaient de leur amitié. Rossi attendit trois ans, et en 1819, se sentant assez fort, il ouvrait un cours de jurisprudence.

Ce n’était pas une petite difficulté pour un étranger d’entreprendre un enseignement libéral en face d’un gouvernement comme celui de Genève, alors fortement imbu d’opinions rétrogrades. Rossi tenta cette lutte et réussit avec éclat. Les hommes se pressaient à ses leçons ; les femmes elles-mêmes étaient séduites par une parole qui donnait à la science un attrait singulier : il n’y eut pas jusqu’aux magistrats de la cité qui, émus des succès du proscrit, ne voulussent assister à une des ses conférences, et ils subissaient l’ascendant du