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lord Dufferin, lord Derby, lord John Russell, M. Disraeli, lord Palmerston. L’occasion se prêtait surtout à l’éloquence chevaleresque de lord Derby. Le « Rupert de la discussion » a sondé avec une sensibilité poignante le cœur de sa souveraine, ainsi qu’un romancier et un poète eussent pu interroger les tendresses féminines dans une héroïne de l’histoire. « Dans le prince, mylords, la reine n’a pas seulement perdu l’époux de sa jeunesse, le père de ses enfans, celui à qui elle avait librement donné ses jeunes affections, et pour lequel les années, en mûrissant, avaient accru et rendu plus intense son amour conjugal ; elle a perdu encore son ami familier, l’homme de sa confiance, le conseiller vers lequel elle n’avait qu’à lever les yeux dans les momens difficiles, celui qu’elle pouvait contempler avec cette fière humilité que connaît seul le cœur d’une femme. » Il y a eu quelque chose de vraiment humain dans les regrets inspirés à tous les orateurs par la perte du prince Albert. C’est l’homme, ce sont les qualités de l’homme dans le prince qui ont été célébrés. Le rôle extraordinaire, et composé de contrastes, qu’avait à remplir le mari de la reine n’était certes pas prévu par la constitution anglaise. Être l’âme même du pouvoir royal et s’effacer sans cesse au sein d’une aristocratie jalouse, au milieu d’un peuple divisé en factions par ses intérêts et accoutumé à toutes les audaces de la discussion politique, et lorsque la royauté que l’on dirigeait réellement était celle d’un des plus grands et des plus affairés peuples du monde, quelle tache délicate, épineuse, difficile ! Pour conserver pendant plus de vingt ans une position semblable avec la faveur croissante de tous, le prince Albert a dû réunir un rare assemblage de qualités, rare surtout dans un homme si jeune : quel équilibre d’esprit, quelle mesure dans l’appréciation des choses, quel tact dans les relations avec les personnes, quelle virile modestie !

Le prince Albert n’a pu de son vivant laisser voir au public que quelques parties de son intelligence. Dans de rares, mais remarquables discours prononcés devant des congrès de savans ou d’artistes, il a fait preuve d’une culture philosophique et d’une érudition élégante qui ne sont point communes en Angleterre ; mais aujourd’hui c’est la vertu, si longtemps cachée, de son influence politique que l’on célèbre et que l’on regrette à la fois. Lord Russell est même allé jusqu’à lui faire honneur d’un résultat qui mettrait le sceau à la constitution britannique. Tous ceux qui sont au courant de l’histoire d’Angleterre savent que jusqu’au règne de la reine Victoria la couronne par des voies ouvertes ou latentes, a toujours prétendu faire sentir son influence dans le gouvernement. L’axiome : le roi règne et ne gouverne pas, dont avec notre impatience habituelle nous avons voulu faire prématurément en France une vérité, n’était qu’un postulat théorique chez les Anglais, dont nous invoquions pourtant l’exemple. Le principe n’a été réellement et sincèrement appliqué que par la reine Victoria, Lord Russell le déclare, c’est au bon sens du prince Albert que l’on doit cet achèvement de la constitution britannique. Le prince Albert déclarait un jour au