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en soi, sans analogie avec le reste des êtres ? La pensée est partout répandue dans l’univers ; elle y apparaît en traits de plus en plus sensibles à mesure que l’on s’élève de degré en degré, de règne en règne. Déjà, dans la vie organique, elle jette ses premières lueurs ; peu à peu elle se déploie, elle rayonne, et parvient enfin dans l’homme à son plus haut degré d’épanouissement et de clarté, à la conscience et à la possession d’elle-même. Mais la pensée humaine, si pure qu’elle soit, est pleine de misères ; elle a ses éclipses, signes d’une nature imparfaite qui dépend d’un plus haut principe. En effet, cette vie sublime de la pensée, dont nous ne jouissons que par éclairs, Dieu la possède éternellement. La pensée est son essence ; elle fait sa vie et sa félicité. Dieu, dit Aristote, est un vivant éternel et parfait[1].

Ce n’est point dans une telle théodicée, à la fois si sensée et si haute, que Maïmonide a pu trouver l’étrange doctrine d’un Dieu abstrait et indéterminé ; mais, s’il ne la tient ni de la Bible ni d’Aristote, où donc l’a-t-il trouvée ? Ce problème n’a rien d’insoluble. Il suffit pour trouver le mot de l’énigme de rappeler comment s’est faite l’éducation philosophique de Maïmonide. Il n’a pas pratiqué directement Aristote ; il l’a connu par l’intermédiaire des Arabes, d’Avicenne surtout. Or l’Aristote d’Avicenne et des Arabes n’est pas l’Aristote pur : c’est un Aristote altéré par les commentaires néoplatoniciens, c’est l’Aristote d’Alexandrie. En définitive, la théorie du Dieu sans attributs n’est rien autre chose que la pure doctrine de Plotin[2]).

Il est si vrai que cette doctrine répugne tout ensemble à l’esprit de la philosophie d’Aristote et au vrai sens de la Bible que Maïmonide, après l’avoir acceptée des mains d’Avicenne, fait tout au monde pour l’adoucir. Sa ferme raison, sa foi d’Israélite se révoltent contre un péripatétisme corrompu, dont les conséquences l’épouvantent sans qu’il ose en répudier le principe. Que fait-il ? Il s’échappe par un détour. Il imagine un biais pour restituer à la Divinité les attributs qu’il vient de lui ravir, et voici comment : « Je maintiens, dit-il, que supposer en Dieu des attributs, c’est altérer la simplicité de son essence indécomposable ; mais j’entends par attributs ces déterminations positives par où l’on s’imagine caractériser et enrichir la nature de Dieu. Que s’il s’agit de déterminations non plus positives » mais négatives, il en va tout autrement, car autant nous ignorons ce que Dieu est, autant nous savons de science certaine et nous pouvons dire ce que Dieu n’est

  1. Métaphysique, livre XII, ch. 7, 8, 9. — Comp. Éthique à Nicomaque, VII, 14,15 ; X, 8.
  2. Il suffit pour s’en assurer de lire les Ennéades de Plotin. Voyez, dans l’excellente traduction que M. Bouillet vient de terminer, les Ennéades V et VI.