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étaient faibles et impuissans ! Contemplez ce solitaire, sans famille, sans patrie, sans foyer, retiré au fond de sa cellule, occupé à tisser la trame de ses abstractions, tandis que sa main distraite polit des verres d’optique. Il n’a ni besoins, ni passions. Il vît d’un peu de pain et de lait. Ses délassemens sont d’un enfant. On a vanté ses vertus, et non sans raison ; mais ce sont les vertus d’un moine, la chasteté, la pauvreté, la résignation. De vertus actives et fécondes, point de trace. Il craint les hommes plus qu’il ne les aime. Méditez sa devise ; elle n’a qu’un seul mot : caute. En effet, ce qu’aime avant tout cette âme un peu cauteleuse, c’est son repos. Jouir de ses pensées est un bonheur qui suffit à Spinoza, et bien qu’il se croie en possession de la vérité absolue, n’ayant pour toute opinion contraire que le plus parfait mépris, cette vérité dont il est si orgueilleux, et qu’il formule avec un calme si imperturbable et une assurance si tranchante, il se soucie peu de la faire partager à ses semblables du moment qu’elle peut compromettre sa tranquillité. Il s’est peint lui-même dans sa définition de l’homme. « L’homme, dit-il, est une idée, c’est-à-dire une forme passagère de la pensée éternelle : » définition fausse, entendue de l’homme en général, mais qui devient presque vraie, si on l’applique au seul Spinoza.

Comment un tel homme, quelque sentiment élevé qu’il eût de l’existence spirituelle et de l’infinité de Dieu, aurait-il admis une âme immortelle et un Dieu créateur ? Pour comprendre la personnalité en Dieu, il faut la comprendre dans l’homme. Et Spinoza en avait perdu le sentiment à force d’abstraire et de rêver. Là est son erreur profonde et là radicale vanité de ses spéculations. Il n’a pas vu que le monde est un système de forces, qui toutes, à des degrés divers, tendent vers cette concentration de la vie qui constitue l’individualité ; la nature entière est une aspiration, éclatante ou secrète, vers la conscience et la liberté. Et au-dessus de la nature, au-dessus de l’homme, le centre éternel vers lequel tout être gravite, c’est la personnalité même dans son sublime idéal, je veux dire la Toute-Puissance qui se connaît, se possède, jouit d’elle-même et s’épanche éternellement en une variété infinie et harmonieuse de libres créations. C’est ce principe de la personnalité, dans la nature, dans l’homme et en Dieu, qu’il faut opposer à Descartes, qui l’a mal connu, à Spinoza, qui l’a nié, à Leibnitz lui-même, qui ne l’a un instant saisi que pour le laisser échapper ; c’est en développant ce principe, en ramenant dans la philosophie et dans la société tout entière le sentiment de l’activité personnelle, que nous pousserons le spiritualisme en avant, et que nous arracherons les générations nouvelles au prestige renaissant et malfaisant de Spinoza.


ÉMILE SAISSET.