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politique proprement dite, qui n’a guère été jusqu’ici qu’un empirisme, deviendra une science à son tour, lorsqu’elle daignera acquérir des lumières suffisantes sur le phénomène de la production.

Il y a malheureusement chez les personnes accoutumées à tenir leur esprit dans les hautes régions, chez les théoriciens du droit politique, les historiens, les philosophes, une prévention instinctive contre ces vérités, qui devraient être élémentaires pour tout le monde. « Voulez-vous rapporter toute la science sociale à l’assouvissement des appétits ? N’y a-t-il pas aussi des ressorts politiques dans les forces intellectuelles, les besoins moraux, et notre siècle n’a-t-il pas trop sacrifié déjà aux intérêts sordides ? » Cette objection est si souvent faite aux économistes qu’il me semble encore l’entendre bourdonner à mes oreilles. Supposer que l’économie politique méconnaît les intérêts de l’ordre moral et prétend les éliminer, c’est montrer qu’on n’a pas même la notion des tendances et des procédés de cette science. On accordera sans doute que le mercenaire qui épuise toutes les forces de son corps dans un travail abrutissant n’a pas grande chance d’enrichir son âme, et qu’à toute culture de l’esprit correspond une certaine dépense de temps et d’argent. Si le consommateur, exonéré des tributs prélevés par les privilégiés et moins entravé lui-même dans sa spontanéité, en arrivait à payer avec huit heures de son propre travail ce qui lui en coûtait dix précédemment, il gagnerait la valeur de deux heures qu’il pourrait appliquer à la culture de ses facultés ou à l’exercice de ses droits civiques. Eh bien ! le propre de l’économie politique est de diminuer la tyrannie des besoins matériels au moyen d’un travail fécondé par la liberté ; loin d’étouffer les nobles sentimens, elle en est l’auxiliaire indispensable.

Je n’hésiterai pas à dire : « Les accidens politiques au sein d’une nation y sont déterminés presque toujours par la manière dont s’y accomplit le phénomène de la production. » Partant de cet axiome que l’abondance des produits est proportionnelle au degré de liberté économique, on arrive à constater que toute infraction à cette liberté au préjudice des uns constitue un privilège pour d’autres, car une chaîne qui lierait également tout le monde serait bientôt brisée. En conséquence, il ne serait pas difficile de démontrer que plus la somme des ressources est amoindrie par l’effet d’un mauvais régime, plus l’inégalité entre les classes se prononce, et plus aussi il y a exubérance au sommet, souffrance et rancunes à l’extrémité inférieure, plus se multiplient les vertiges populaires et les chances de révolutions[1].

  1. La société anglaise en a fait l’expérience. Après 1815, elle était mise en péril par les passions subversives des basses classes, et cependant chaque contribuable payait alors 17 francs pour la taxe des pauvres. Sous l’influence de la réforme qui a augmenté les ressources en affranchissant le travail, l’homme riche n’est plus taxé aujourd’hui qu’à 7 francs, et il n’éprouve plus aucune espèce d’inquiétude pour les institutions de son pays, ni pour lui-même. On tend vers une phase où la taxe des pauvres sera, sinon supprimée, au moins presque inutile.