Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 37.djvu/77

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

partout. Ce qui est précisément chose à voir est ce dont je me soucie le moins. J’ai visité quelques monumens, quelques cabinets, pour l’acquit de ma conscience plus que pour mon plaisir, et j’en suis toujours revenu avec une fatigue qui passait de beaucoup la jouissance. J’ai peu vu jusqu’à présent le théâtre, l’heure des dîners et des soirées rend impossible d’en profiter ; mais les spectacles que j’ai vus ne m’ont pas donné des jouissances si vives que de me faire faire beaucoup d’efforts pour en voir davantage. C’est donc dans la société presque uniquement que j’ai trouvé le charme de Paris, et ce charme va croissant à mesure qu’on remonte à des sociétés plus âgées. Je suis confondu du nombre d’hommes et de femmes qui approchent de quatre-vingts ans, dont l’amabilité est infiniment supérieure à celle des jeunes gens. Mme de Boufflers (mère de M. de Sabran) est loin encore de cet âge ; sa vivacité cependant, sa mobilité, son jugement sont du bon ancien temps et n’ont rien à faire avec les mœurs du jour. C’est elle qui devait me mener chez Mme de Coislin… Avec elle encore j’ai vu Mme de Saint-Julien, qui à quatre-vingt-six ans a la vivacité de la première jeunesse, Mme de Groslier, qui passe au moins soixante-dix, et qui fait le centre de la société de Chateaubriand. Je suis encore en relations avec Mme de Tessé, la plus aimable et la plus éclairée des vieilles que j’ai trouvées ici ; avec M. Morellet, qui passe quatre-vingt-six ans ; avec M. Dupont, qui en a bien soixante-quinze, et dont la vivacité, la chaleur, l’éloquence ne trouvent pas de rivaux dans la génération actuelle ; avec les deux Suard, que je ne mets pas au même rang, quoique l’esprit de l’un tout au moins soit fort aimable. Après avoir considéré ces monumens d’une civilisation qui se détruit, on est tout étonné, lorsqu’on passe à une autre génération, de la différence de ton, d’amabilité, de manières. Les femmes sont toujours gracieuses et prévenantes, — cela tient à leur essence ; — mais dans les hommes on voit diminuer avec les années l’instruction comme la politesse. Leur intérêt est tout tourné sur eux-mêmes. Avancer, faire son chemin est tellement le premier mobile de leur vie, qu’on ne peut douter qu’ils n’y sacrifient tout développement de leur âme comme tout sentiment plus libéral. Dans votre précédente lettre, vous appeliez ceci la cloaca massima. L’image n’est d’abord que trop juste au physique. Comme je me suis trouvé ici en hiver, dans le temps des boues, et que je vais beaucoup à pied, je ne saurais exprimer quel profond dégoût m’inspirait la saleté universelle. L’image des rues me poursuivait dans les maisons et me gâtait toutes les choses physiques ; rien ne me paraissait pouvoir être propre dans une ville si indignement abandonnée à la souillure. Au moral, je ne trouve point qu’on ait ici le sentiment d’un méchant peuple, les vices ne me semblent point s’y montrer fort à découvert, et l’opinion publique en général est protectrice de la morale ; mais il y a un genre de crimes tout au moins qu’on dit très commun dans toutes les classes, parce qu’il est puissamment encouragé, et qui fait trembler, c’est l’espionnage. »


Ces traits sont assez vifs. Espionnage dans toutes les classes, chez les générations nouvelles un désir d’avancement auquel on sacrifie tout principe, la vie de l’esprit et du cœur conservée seulement