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six mille lieues à toute vapeur
Niagara, 7 septembre.

Nous venons de faire environ trois cent cinquante lieues tout d’une traite, en trente-six heures. Nous avons quitté à Mattoon le petit bout de prairie en défrichement que nous avions déjà vu il y a trois jours. Pour tout le reste du chemin, la nuit et la nécessité du sommeil ne m’ont pas permis de le suivre des yeux sans interruption, mais tout ce que j’en ai vu se ressemble : pays toujours plat, couvert de forêts plus ou moins abattues et défrichées. Si tu me cherches sur une nouvelle carte des États-Unis, tu dois t’imaginer que ce centre de terres immenses est peuplé et habité. À regarder tous ces petits carrés chargés de noms, on se persuaderait qu’il n’y a plus place pour personne. Eh bien ! ces divisions sont fictives en ce sens que l’uniformité de la nature les dérobe aux yeux et à la pensée. Tous ces noms de villes sont des noms de fermes, de chaumières isolées ou de simples stations de chemin de fer. Il est vrai que cela porte des noms fantastiques, Paris, Madrid, Le Caire, Vincennes, Herculanum, Londres, Naples, Moscou, Palmyre, etc., et que chacun de ces noms est souvent attribué à une douzaine de localités imperceptibles. Ainsi tout ce que je t’ai dit de cet état de choses dans la prairie et sur les bords des lacs Michigan, Supérieur et Huron est également vrai ici. Et même aujourd’hui les colons se portent plus volontiers vers l’est, où ils n’ont pas à se battre avec les grands arbres. L’intérieur civilisé de l’Amérique du Nord est donc encore sur sa plus grande surface ce que nous appellerions chez nous le désert.

On change souvent de wagon, et, selon la louable habitude des employés, personne n’avertit ni ne répond. Tant pis pour vous ; vous voyagez, donc vous savez ce que vous faites et où vous allez ! On ne vous prévient pas davantage de vous garer d’une locomotive qui vous arrive dans le dos ou d’un ballot qu’on vous jette sur la tête. Parfois un ouvrier bienveillant vous crie de faire attention quand il est trop tard. Ce n’est guère par la prévenance et la tendresse fraternelle que l’Américain brille. Dans tous ces changemens de ligne et transvasemens d’un wagon à l’autre en pleine obscurité, nous avons perdu Ragon et Bonfils hier soir à Indianapolis. Après maintes recherches, nous avons retrouvé Ragon au milieu des bagages, à l’autre bout du train, mais le commandant Bonfils, pas du tout. Pourvu qu’il ne lui soit pas arrivé d’accident ! Un voyageur nous tranquillise en nous disant qu’il a vu le french gentleman se diriger paisiblement vers un hôtel.

Nous n’avons plus de wagon réservé ; nous tombons dans une caisse commune qui ressemble à une salle d’infirmerie. Deux ran-