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dehors du mouvement. Peu après, l’empereur l’appelait à la direction de l’instruction publique, et dès lors il prenait une part décisive à toutes les mesures, à tous les actes qui se succédaient. Bientôt même, par la démission des autres directeurs après le 8 avril, il restait seul dans le conseil, s’associant à toutes les rigueurs. C’est peut-être un des types les plus curieux de notre temps, personnage altier, dédaigneux et éloquent, issu de la famille des Gonzague, et laissant entrevoir parfois quelques traits du vieux politique italien, grand propriétaire tenant par ses domaines à toutes les parties de la Pologne, dévoué à la Russie, non par servilité ou par intérêt, mais par passion de vengeance contre l’Occident, par système, par le calcul d’une politique étrange peut-être, mais puissante. C’est le marquis Wielopolski qui en 1846, après les massacres de Galicie, écrivait avec une fière et vibrante éloquence cette Lettre d’un gentilhomme polonais au prince de Metternich, qui était une révélation et qui retentit en Europe. Ce que le marquis conseillait alors à la Pologne, c’était de prendre une résolution héroïquement désespérée, de renoncer désormais au secours de l’Occident, à toutes les sympathies calculées et trompeuses, à toute cette éloquence à bon marché, à ces garanties que les hommes décorent du titre pompeux de droit des gens, et de se donner hardiment à la Russie, d’aller vers le tsar en lui disant : « Nous venons à vous comme au plus généreux de nos ennemis. Nous vous avons appartenu jusqu’ici en esclaves par la conquête, par la terreur; aujourd’hui nous nous donnons en hommes libres, qui ont le courage de se reconnaître vaincus... Nous ne stipulons pas de conditions, vous jugerez vous-même quand vous pourrez vous relâcher de la sévérité de votre loi à notre égard. Pas de réserve donc; mais vous verrez une prière, une prière silencieuse écrite dans nos cœurs en caractères flamboyans, cette seule et unique prière : Ne laissez pas impunis les crimes commis par l’étranger, et dans le sang de nos frères répandu n’oubliez pas le sang slave qui crie vengeance!... »

On reconnaissait à ces paroles le théoricien enflammé d’un panslavisme vengeur qui entrevoyait le jour où par cette fusion, par le sacrifice de ses idées de nationalité indépendante, par ce suicide moral, la race polonaise revivrait dans l’empire, retrouvant l’ascendant de l’intelligence et du conseil. Ce que le marquis Wielopolski pensait en 1846, il le pensait toujours en 1861. Aussi s’était-il tenu à l’écart de toutes les tentatives pour réchauffer la pensée nationale, de toutes les œuvres pratiques de réorganisation patiente et invisible; il n’avait jamais voulu faire partie de la Société agricole. Le marquis Wielopolski entrait au reste dans son rôle avec l’inflexible vigueur d’un caractère altier et plein d’orgueil qui bravait l’impo-