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je vis au-dessus des arbres une multitude de vautours et d’autres oiseaux volant et tourbillonnant autour d’un point que je ne distinguais pas encore. « Il y a là de l’ouvrage de X…, » me dis-je en hâtant le pas, et quelques minutes après j’entrais dans un village denka. Je ne m’étais pas trompé : il n’y avait pas dans le village un être vivant, mais des cadavres partout, et au seuil des huttes, dans des flaques de sang, des enfans égorgés pressés sur le sein de leurs mères massacrées. Un autre jour, il prépare une expédition secrète contre une tribu voisine : on lui amène deux nègres saisis dans un village des environs où ils sont inconnus ; ils ne veulent ou ne peuvent expliquer leur présence. « Ce sont des espions, dit le maître ; qu’on les pende ! » Et il les abandonne à ses Nubiens. Les deux malheureux ont les oreilles et les poignets coupés ; ils sont pendus à un arbre, et leurs cadavres, encore chauds, sont souillés par la plus immonde des orgies… »

Le témoin de qui j’ai recueilli ces faits, ancien vekil de X…, me faisait remarquer que les environs de son établissement offraient sur une surface de quelques milles plus de nègres mutilés, privés d’un œil, d’une oreille, d’une main, que tout le reste des villages du Fleuve-Blanc. « Ils portent la marque de X…, ajoutait-il ; il appliquait autour de lui un code correctionnel dont les Denka garderont longtemps le souvenir. » Le plaisant de toute cette odieuse histoire, c’est que ce même homme adressait au consulat général de France à Alexandrie des rapports triomphans où il parlait de la civilisation qu’il essayait d’introduire chez les noirs et de l’état florissant des écoles qu’il avait fondées.

On sera peut-être curieux de savoir ce que devint cet étrange civilisateur. Sa mort fut digne de sa vie. Il descendait périodiquement à Khartoum pour dissiper dans des orgies sans fin l’or amassé par les moyens que l’on sait. L’opinion publique lui était fort indulgente, et se résumait dans cette réponse que fit à mes questions un négociant d’ailleurs très probe : « X… était un scélérat, mais je lui aurais prêté de préférence à tout autre, parce qu’il était, grâce à ses rapines, le plus solvable de nous tous. » Au retour d’une de ces excursions, il s’enivre comme d’habitude, et apprend alors qu’un de ses hommes vit conjugalement avec une négresse qui était sa favorite du moment. Il se fait amener l’homme pieds et poings liés, et sur son aveu il lui envoie d’une main que l’ivresse rend incertaine trois balles de revolver qui ne le tuent pas sur le coup : le malheureux trouve même encore la force de pardonner à son meurtrier ; mais les bandits, que révolte cette scène, se jettent sur leur chef, le garrottent, et vont le livrer à Khartoum à ses juges naturels. Des complications internationales le sauvent du châtiment. Pour oublier ses sombres préoccupations, il se plonge plus que jamais