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l’avoir perdu de vue on continuait d’entendre très distinctement chaque explosion de son fusil et jusqu’au son de sa voix quand, de loin en loin, il redressait un écart de ses chiens ou les ralliait. Mais soit discrétion, soit, comme un mot du docteur me l’avait fait présumer, qu’il eût peu de goût pour la chasse à trois, celui que le docteur appelait M. Dominique ne se rapprocha tout à fait que vers le soir, et la commune amitié qui s’est formée depuis entre nous devait avoir ce jour-là pour origine une circonstance des plus vulgaires. Un perdreau partit à l’arrêt de mon chien juste au moment où nous nous trouvions à peu près à demi-portée de fusil l’un de l’autre. Il occupait la gauche, et le perdreau parut incliner vers lui.

— À vous, monsieur, lui criai-je.

Je vis, à l’imperceptible temps d’arrêt qu’il mit à épauler son fusil, qu’il examinait d’abord si rigoureusement ni le docteur ni moi n’étions assez près pour tirer ; puis, quand il se fut assuré que c’était un coup perdu pour tous s’il ne se décidait pas, il ajusta lestement et fit feu. L’oiseau, foudroyé en plein vol, sembla se précipiter plutôt qu’il ne tomba, et rebondit, avec le bruit d’une bête lourde, sur le terrain durci de la vigne.

C’était un coq de perdrix rouge magnifique, haut en couleur, le bec et les pieds rouges et durs comme du corail, avec des ergots comme un coq et large de poitrail presque autant qu’un poulet bien nourri.

— Monsieur, me dit en s’avançant vers moi M. Dominique, vous m’excuserez d’avoir tiré sur l’arrêt de votre chien ; mais j’ai bien été forcé, je crois, de me substituer à vous pour ne pas perdre une fort belle pièce, assez peu commune en ce pays. Elle vous appartient de droit. Je ne me permettrais pas de vous l’offrir, je vous la rends.

Il ajouta quelques paroles obligeantes pour me déterminer tout à fait, et j’acceptai l’offre de M. Dominique comme une dette de politesse à payer.

C’était un homme d’apparence encore jeune, quoiqu’il eût alors passé la quarantaine, assez grand, à peau brune, un peu nonchalant de tournure, et dont la physionomie paisible, la parole grave et la tenue réservée ne manquaient pas d’une certaine élégance sérieuse. Il portait la blouse et les guêtres d’un campagnard chasseur. Son fusil seul indiquait l’aisance, et ses deux chiens avaient au cou un large collier garni d’argent sur lequel on voyait un chiffre. Il serra courtoisement la main du docteur et nous quitta presque aussitôt pour aller, nous dit-il, rallier ses vendangeurs, qui, ce soir-là même, achevaient sa récolte.

On était aux premiers jours d’octobre.. Les vendanges allaient finir ; il ne restait plus dans la campagne, en partie rendue à son