Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 38.djvu/89

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

se font tuer pour maintenir leurs droits, pour se défendre contre des édits ruineux. C’est une légèreté de langage qui cache au fond un sentiment réel de « la tristesse et de la désolation de toute la province. » Elle a des momens d’indignation contre les soldats qui massacrent jusqu’à des enfans, et elle s’écrie : « Me voilà bien Bretonne ! » Elle n’est pas bien Bretonne peut-être, mais elle a ce « quelque chose de plus » dont elle parle, qui est un sentiment humain au spectacle des misères d’une province, et elle retrouve parfois comme un éclair des libertés de la fronde contre les gouverneurs chargés de réduire la Bretagne.

Voulez-vous enfin connaître Mme de Sévigné dans ses sympathies d’esprit, dans ce qu’on pourrait appeler son instinct littéraire, dans ses lectures familières ? Le sens qu’elle a des choses de l’intelligence est divers comme sa nature. Ne pouvoir lire que cinq ou six ouvrages sublimes, c’est, à son gré, avoir l’esprit trop délicat et trop dégoûté. Elle aime M. Nicole, qu’elle trouve de la même étoffe que Pascal, et elle se fait lire de temps à autre quelque chapitre de Rabelais, qu’elle savoure ; elle recommande à sa fille les Contes de La Fontaine. Tacite lui plaît et le Tasse l’enchante. Elle aime surtout les romans. « La beauté des sentimens, dit-elle, la violence des passions, la grandeur des événemens et le succès miraculeux des redoutables épées, tout cela m’entraîne, comme une petite fille. » Et si on lui objecte le danger des lectures romanesques, elle répond avec assurance : « Vous n’aimez pas les romans, et vous ayez fort bien réussi. Je les aimais, et je n’ai pas trop mal couru ma carrière. Tout est sain aux sains… Quelquefois il y en a qui prennent un peu les choses de travers ; mais elles ne feraient peut-être guère mieux quand elles ne sauraient pas lire. Ce qui est essentiel, c’est d’avoir l’esprit bien fait. »

Un esprit bien fait, une nature saine se jouant en mille diversions piquantes, un mélange de raison et d’imagination, de sensibilité et de grâce légère, de badinage et d’éloquence soudaine, de raffinement et de hardiesse, c’est là en effet Mme de Sévigné tout entière. C’est de cette multitude de dons que se compose un talent unique, et cette vive originalité se déploie avec délices, au courant de la plume, dans cette succession de lettres où tout passe, où tout s’anime, où tout se colore d’un trait rapide. On a fait de Mme de Sévigné un classique, et c’était juste assurément, mais c’est un classique comme Molière et La Fontaine. Elle n’est pas de la seconde partie du règne de Louis XIV où déjà tout se guinde, où se dégage un type de correction et de discipline ; elle est de la première moitié du siècle qui garde encore la sève du siècle antérieur, et c’est ce qui explique ces libertés de langage, ces étranges confidences