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dans la question, si nous descendions dans l’examen des choses qui doivent agir plus sérieusement encore sur l’esprit d’un public éclairé comme celui de la chambre des lords ou de la chambre des communes, il y aurait peut-être à constater des résultats plus significatifs et plus éloquens. Les fumées du canon de Navarin portent à la tête des masses, que le fait matériel de la victoire suffit à émouvoir, tandis que les faits moins bruyans qui révèlent un grand travail intérieur et des progrès incessans éveillent à plus juste titre l’attention des hommes d’état.

Sous ce rapport, nous avons donné beaucoup à réfléchir aux Anglais depuis quarante ans, car notre marine est en droit de prétendre, sans exagération je pense, que depuis 1820 il n’en est aucune qui ait autant contribué aux progrès qui ont été faits dans tous les départemens de cette noble profession ; je ne sais même s’il ne serait pas exact de dire qu’à elle seule elle y a contribué plus que toutes ses rivales ensemble. Et ce n’est pas un médiocre titre de gloire, car cette période a été signalée par les révolutions les plus complètes qui soient encore survenues dans cette branche de l’activité humaine.

Parlons d’abord de la marine à voiles, dont cette période a vu la fin, mais seulement après l’avoir portée à son point de perfection suprême.

Nos lecteurs n’ont sans doute pas oublié le triste tableau que, dans les Souvenirs d’un Amiral le plus jeune et l’un des plus distingués de nos amiraux d’aujourd’hui a tracé des sentimens qui assiégeaient en 1818 l’un de ses prédécesseurs, lorsque, envoyé sur la côte de Barbarie pour y régler quelques affaires d’accord avec les Anglais, il comparait son vaisseau, le pauvre Centurion, au vaisseau que montait son collègue étranger[1]. C’était une humiliation profonde et d’autant plus poignante qu’elle avait plus de raison d’être. Il n’y a que les esprits élevés et les vrais patriotes pour sentir ces choses comme il convient, et surtout pour oser les dire. La douleur qu’ils en éprouvent est comme un aiguillon qu’ils tiennent à conserver dans le cœur pour s’exciter eux-mêmes à mieux faire. D’ailleurs, en exhalant leur chagrin, ils savent bien qu’ils ne donnent pas un atome de force de plus à leurs rivaux, qu’ils ne peuvent décourager que ceux qui se découragent d’eux-mêmes, et qu’au contraire ils inspirent le feu sacré à toutes les nobles âmes. Par compensation aussi, il n’y a pas de gens comme ceux-là pour jouir délicieusement de la régénération et des succès obtenus par le travail sous les plis d’un pavillon respecté. C’eût été un spectacle charmant que de voir le vénérable amiral dont je regrette que M. Jurien de La Gravière

  1. Voyez la Revue des Deux Mondes du 15 janvier 1860.