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l’ancienne noblesse française. De là dans son œuvre, dans la hiérarchie et l’adaptation de ses titres, des contre-sens et de véritables barbarismes. Telle fut, par exemple, l’idée de créer une noblesse civile, de conférer à ses fonctionnaires civils des titres de comte, de duc, de prince. La tradition française et l’opinion eussent permis jusqu’à un certain point la formation d’une noblesse militaire. Cela est si vrai que les services militaires se prêtent naturellement à la création des titres, et qu’il est tout simple d’attacher le souvenir d’une action d’éclat à la famille de celui qui a eu l’honneur de l’accomplir. Le titre devient alors un trophée militaire, une sorte d’inscription triomphale, un lumineux trait d’union entre l’action d’éclat et celui qui l’a fait rejaillir sur la patrie. La dignité personnelle des maréchaux Pélissier et Mac-Mahon n’est ni accrue ni diminuée parce qu’ils sont ducs ; mais personne n’est choqué, tout le monde est heureux d’entendre, à l’écho de leur nom, le bruit glorieux de Malakof et de Magenta, car Malakof et Magenta sont des souvenirs où la gloire de la France se mêle à leur gloire. Dans les carrières civiles, de telles occasions, de telles dates, de telles rencontres, de telles dénominations par conséquent font défaut. Excellence du mérite, grandeur des services, éclat du succès, le nom seul porte tout ; le nom seul est grand : à quoi bon le titre alors ? le titre qui, avec son sens historique, viendrait, comme l’accoutrement d’un autre âge, faire sur le nom une malséante grimace ! On prête à Napoléon un mot qui a fait les délices de tous les petits-fils de M. Jourdain, mais qui montre bien l’étrangeté de sa méprise en matière de noblesse : « Si Corneille eût vécu de mon temps, je l’aurais fait prince ! » Le bel honneur pour Corneille, et comme l’auteur de Cinna eût été grandi par un titre qui l’eût fait l’égal du sage prince Cambacérès ! Quel est, dans l’ordre civil, l’homme vraiment illustre de notre temps, Guizot, Thiers, Victor Hugo, Lamartine, qui penserait élever sa renommée sur de telles échasses ? Les ambitions qui ne tentent pas les premiers hommes d’un pays n’affriandent guère ceux qui viennent après. Nous ne croyons donc pas au danger d’un système de distribution de titres, encore moins à la création d’une nouvelle noblesse, œuvre impossible. Que si les titres sont encore un appât pour quelques hommes, nous espérons qu’ils seront conférés discrètement et avec une juste défiance du ridicule. Si Saint-Simon vivait de nos jours, il ne pourrait plus éclater de colère à propos de légitimés, de duchés et de noblesse : tout au plus de temps en temps son œil moqueur pétillerait-il de malice.

L’homme illustre qui vient de s’éteindre dans une vieillesse que l’intelligence et le plus honorable bon sens ont accompagnée jusqu’au bout, M. Pasquier, a eu un jour, lui aussi, la fantaisie d’être duc. Cet anachronisme dans l’ambition d’un homme si pratique surprend au premier abord ; on se l’explique pourtant à la réflexion. M. Pasquier était né en 1767. Il avait été du parlement avant la révolution, il avait été de l’exil à Troyes. Il savait ce qu’étaient des ducs et pairs. Il avait pu voir dans les lits de justice ces fiers