J’allais concéder que la nécessité est un aiguillon pour les forts : ce serait une faiblesse impardonnable. Non, la nécessité n’est bonne à qui que ce soit. Il est vrai que l’homme de génie besoigneux est en possession d’étonner le monde. Luttant pour du pain ou contre des dettes, il finit par atteindre les honneurs, la renommée, le pouvoir, qui représentent des services rendus et quelquefois même un effort de Samson contre les colonnes de la société ; mais si cet homme, au lieu des besoins qui crient en lui, est le grand Condé ou simplement le fils du chancelier Letellier, le fils de lord Chatham, vous le verrez pour son coup d’essai gagner la bataille de Rocroy, jeter les fondemens de l’armée française, maîtriser la politique de son pays et même un peu celle de l’Europe. « C’est un grand avantage, dit Pascal, que la qualité, qui, des dix-huit ou vingt ans, met un homme en passe, connu et respecté, comme un autre pourrait avoir mérité à cinquante ans : c’est trente ans gagnés sans peine. » Au fond, cette nécessité qu’on glorifie, c’est l’obstacle, c’est le mal, dont quelques-uns triomphent, où la plupart succombent, mais où les plus triomphans n’ont rien à gagner, le temps passé devant l’obstacle étant perdu pour les jouissances et pour le progrès.
Laissons là les individus, si grands qu’ils soient, et regardons les races. Il est vrai que la race anglo-saxonne, dans une petite île, sur un sol médiocre, sous un climat pesant et disgracieux, a pris la tête des peuples ; mais suivez-la dans sa patrie nouvelle et merveilleuse des États-Unis ! Il me semble qu’elle y a créé en soixante années autant d’êtres et de capitaux qu’elle en avait laissé, après un effort de douze siècles, dans la mère-patrie. Si je vous comprends bien, l’Anglo-Saxon aurait dû se négliger et s’éteindre dans cette abondance des choses qui satisfont les besoins de l’homme, parmi tant de bois, tant de sol végétal, de cotons, d’engrais et de détritus, enfin parmi tant de largesses et de bénédictions naturelles. Il n’en est rien cependant, et nous voyons là-bas cette race multipliant les dons de la nature par ses dons intimes, aidée par le ciel, mais s’aidant elle-même d’un effort inouï. Quand l’assistance naturelle laisse aux gens toute leur activité, pourquoi l’officielle agirait-elle comme un énervant ? Considérons maintenant ce que peut l’obstacle, la nécessité, sur une race indolente. On sait que les colonies espagnoles végétaient misérablement dans l’éden du Mexique ; mais sur le sol d’Afrique, sous un climat dévorant et parmi des populations rétives, l’Espagne n’a pas même l’ombre d’une colonie, encore que Charles-Quint ait passé par là. C’est tout au plus si elle a pris pied sur le littoral africain, où elle n’occupe guère que la place d’un bagne, d’une chiourme. Ainsi les peuples se développent par leurs dons intimes, que la nature ne peut ni énerver par ses munificences ni développer par son inclémence.