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pouvait pas ; seulement il avait eu l’art de faire croire à la France qu’il avait beaucoup de puissance. Il en avait beaucoup en Orient, mais peu contre l’Europe. Nous avons le tort en France, tort généreux, de croire volontiers au grand, et c’était à nos yeux quelque chose de grand que cet empire de Méhémet-Ali, qui réunissait le royaume des Lagides et celui des Séleucides, l’Égypte et la Syrie. Méhémet-Ali savait mieux le secret de sa force et de sa faiblesse. Il aimait que nous le crussions puissant et hardi ; mais il était décidé à ne rien risquer sur l’illusion qu’il nous faisait. Il céda donc à temps pour rester encore grand, lui et sa race, en gardant l’Égypte.

Je ne veux ici ni supprimer un rapprochement tout naturel qui s’offre à la pensée, ni faire de ce rapprochement une comparaison désobligeante. Beaucoup de personnes en France ont embrassé avec ardeur l’idée de l’unité de l’Italie : c’est une idée grande et généreuse moins les moyens. L’on a cru au triomphe de cette idée, comme on avait cru en 1839 et en 1840 à la grandeur de Méhémet-Ali. Supposez maintenant que, de même que Méhémet-Ali en 1840 aima mieux se contenter de l’Égypte que de faire son va-tout sur la Syrie, supposez, dis-je, que le roi Victor-Emmanuel aimât mieux se contenter de ce qu’il a de l’Italie que de faire son va-tout sur Rome et sur Venise : qu’arriverait-il de là ? Il aurait fait, comme Méhémet-Ali, une grande tentative politique qu’il aurait fait réussir en ne la poussant pas à bout. Contenterait-il tout le monde par cette consolidation de l’Italie restreinte ? Non certes, et sans parler des mécontens italiens qui se plaindraient d’avoir un grand Piémont au lieu d’avoir une grande Italie, il y aurait en France beaucoup de désappointés qui regretteraient le noble et beau mirage qu’ils avaient entrevu.

Les difficultés que prévoyait M. Guizot sont devenues la cause de l’échec que la France a essuyé dans sa politique orientale en 1840. M. Thiers ne les prévoyait-il pas aussi ? Qu’il me soit permis ici d’exprimer une pensée que j’ai rencontrée dans beaucoup de lecteurs du cinquième volume des mémoires de M. Guizot. M. Guizot a raconté toute cette négociation du traité du 15 juillet 1840 et l’échec de M. Thiers avec une si grande impartialité, que beaucoup de personnes m’ont demandé de leur apprendre où était le point de dissentiment entre M. Thiers et M. Guizot. — Quoi ! me disait-on avec une naïveté un peu sournoise, cette grande querelle qui a tant occupé la tribune et la presse françaises, nous ne pouvons même pas savoir, après avoir lu le récit de M. Guizot, en quoi elle consiste ? Avouez que les parlementaires se disputaient souvent pour peu de chose, et qu’il y avait dans les débats de ce temps plus de rivalités personnelles que d’oppositions de principes. — Les personnes qui parlent ainsi se croient peut-être malicieuses ; elles ont tout simplement