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trois années, Chambers travailla comme ouvrier dans un port de mer à peindre et à décorer des bâtimens, tout en faisant à ses momens perdus des tableaux de marine. Un beau jour il vint chercher fortune à Londres sur un vaisseau où il s’était engagé pour la traversée en qualité de matelot. À son arrivée, il trouva du travail dans les panoramas et les théâtres ; enfin plus tard il fut présenté à George IV, qui, enchanté des tableaux de l’artiste, le nomma son peintre de marine. Chambers était maintenant sur la grande voie du succès ; mais ses forces avaient été épuisées par la lutte : il mourut prématurément en 1840. Deux tableaux, — Des Marins levant l’ancre après une tempête et une Vue de mer — suffisent pour donner une idée du sentiment vrai avec lequel cet ancien mousse savait traduire les impressions de son enfance.

Ces deux paysagistes, Constable et Chambers, ainsi que John Crome, Callcott, Müller et quelques autres, n’avaient encore saisi qu’un côté étroit et minutieux de la campagne ou bien un coin de mer, lorsque parut Turner (1775-1851). Celui-ci embrasse au contraire les grands effets, la vague et sublime poésie de l’espace ; il se fait l’interprète de l’âme de l’univers, et avec lui le ciel respire, l’horizon s’étend chargé de mystère, la lumière et le vent se prolongent avec mélancolie sur les plaines, les montagnes ou les grèves désolées. Mieux que tout autre, il a compris les beautés d’un climat changeant comme celui de l’Angleterre, les brusques éclaircies de soleil entre deux nuages, les perspectives lointaines où les clartés se noient dans les ombres et se confondent en palpitant avec les formes illimitées de la rêverie. Cette sympathie de l’homme avec les mirages solennels et tristes d’un paysage britannique éclate dans presque toutes ses toiles, mais surtout dans la Grève de Hastings et dans le Château de Dunstanborough, — une vieille ruine qui se dresse avec des airs de spectre dans l’air froid du soleil levant après une nuit d’orage. Turner est le plus grand des paysagistes anglais ; lui seul a su dégager avec une puissance sans rivale le côté sérieux et profond de la nature ; on sent, comme on l’a dit, dans ses tableaux l’énigme inexplicable d’une terre qui souffre.

En parcourant la collection toute moderne des paysages anglais, je cherchais surtout les points de vue que j’avais contemplés moi-même dans la Grande-Bretagne, afin de contrôler mes impressions par celles des paysagistes d’outre-mer. Je revis Richmond à travers un vivant tableau de M. Stanfield, et je pus juger de la réputation que s’est acquise cet artiste parmi les Anglais pour peindre les rochers et la mer en jetant les regards sur Tilbury Fort, où l’on suit en quelque sorte à vue d’œil l’effet du vent souillant contre la marée. Je retrouvai aussi plus d’un souvenir de campagne britannique