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dessous des rochers du Cap (la Capo), qui servent de soubassement aux ruines du palais de Tibère, on voit que l’endroit était bien choisi et à l’abri de tout coup de main. Cependant, entre les deux murailles rocailleuses et réellement infranchissables, des éboulemens de terres entraînées par les pluies ont formé une sorte de pente qu’il serait peut-être possible de gravir; c’est par là sans doute que monta le pêcheur qui effraya tant Tibère, et dont le visage fut déchiré par la langouste qu’il s’applaudissait de n’avoir point offerte[1]. Lo Capo forme l’extrémité nord-est de l’île, et quand on l’a doublé, on est près d’arriver à la Marine, dont on aperçoit les maisons blanches rangées sur le rivage. A quelques pas même du petit port, on distingue les ruines d’un four à chaux. Une nuit, il y a de cela une vingtaine d’années, il flambait, et la lueur des flammes se projetait au loin. Une barque venue de Naples aborda, et les chaufourniers en virent avec épouvante sortir deux hommes armés et masqués; ils tenaient dans leurs bras une jeune fille bâillonnée qui se débattait. Les hommes silencieux s’approchèrent du four et jetèrent la jeune fille au milieu des flammes, puis ils se rembarquèrent, firent force de rames et disparurent dans les ténèbres. Depuis cette époque, le four est abandonné, et n’a plus jamais servi. Je livre l’anecdote pour ce qu’elle vaut, et telle qu’elle m’a été racontée.

Je n’ai plus rien à dire de l’île de Capri, qui est le meilleur belvédère où l’on puisse monter pour voir le golfe de Naples se déployer dans toute sa splendeur. Ces côtes ondoyantes, ce Vésuve qui porte les nuages, cette mer si douce et si bleue, forment un des plus beaux paysages qu’il soit donné à l’œil humain de contempler. Cependant, malgré soi, on y est attristé : la nature y est si puissante que l’homme disparaît; malheureusement il disparaît tout entier. Cette île charmante dort d’un sommeil plein de songes enivrans, j’en conviens; mais elle dort, et si profondément parfois qu’on pourrait croire que c’est pour toujours; c’est la Belle aux flots dormans. Les souvenirs de l’antiquité ont laissé sur cette contrée une telle empreinte que la vie moderne a peine à s’y acclimater; elle semble s’en écarter avec défiance et attendre, pour commencer son œuvre, que la liberté nouvellement conquise ait accompli la sienne.


MAXIME DU CAMP.

  1. Suétone, ap. Tib., § 60.