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Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/992

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aristocratique est dépouillée de sa prérogative vitale, et le pays où dans un tel conflit le dernier mot n’appartient pas à l’assemblée élue, tombe par cela même dans le régime du bon plaisir. Le gouvernement prussien n’a fait à la chambre que de mesquines et pédantesques chicanes touchant le budget de l’armée. Sans entrer dans la discussion technique de la question militaire telle qu’elle était posée entre le ministère et la chambre, on est frappé, quand on envisage la constitution de l’armée prussienne, d’un premier fait qui autorise suffisamment les susceptibilités de la chambre à l’endroit de cette armée. L’armée prussienne n’a pas prêté serment à la constitution, elle ne prête serment qu’au roi. Commandée par des officiers nobles, elle donne toute sa force au parti des hobereaux ; n’étant pas liée aux institutions par son serment, elle demeure en dehors des conditions de la vie constitutionnelle de la Prusse. L’armée est au roi, le roi est à Dieu, dit l’adage répété avec affectation par le parti de la croix. Dans de telles données, l’armée ne devant être qu’un instrument de droit divin et demeurant en dehors du cercle et du lien des institutions constitutionnelles, il n’y a pas pour la Prusse de liberté assurée. On comprend donc que la chambre populaire, répondant aux aspirations libérales de la nation, apporte une jalousie ombrageuse à l’examen des questions militaires. La constitution n’ayant prise sur l’armée que par le budget, le vote du budget militaire est une question vitale pour la chambre libérale. C’est à l’issue du conflit aujourd’hui engagé qu’est attachée la question de savoir si les institutions représentatives seront fondées en Prusse.

La question est grave et intéressante à plus d’un point de vue. C’est et ce sera toujours un spectacle attachant que la lutte d’un peuple qui entreprend de conquérir et de consolider ses libertés. Pour la Prusse, le triomphe de la cause libérale n’est pas seulement un intérêt d’ordre intérieur, c’est aussi la condition et la garantie du développement de la puissance nationale. L’hégémonie prussienne et l’aspiration unitaire demeureront des rêves en Allemagne tant que la Prusse ne pourra pas attirer les petits groupes germaniques par l’excellence de ses institutions. La morgue de l’esprit hobereau, militaire et bureaucratique est le plus Igrand obstacle à la popularité de la Prusse en Allemagne. Plusieurs états secondaires, le royaume de Wurtemberg et le grand-duché de Bade par exemple, jouissent d’institutions bien plus avancées, bien plus libérales que celles de la Prusse. Quel est, tant que durera cette infériorité de la Prusse au point de vue libéral, l’homme de bon sens et d’esprit qui ira sacrifier les garanties et le bon gouvernement dont il jouit dans les états méridionaux de l’Allemagne pour se placer de gaîté de cœur sous le féodalisme prussien ? Ce serait pousser l’amour platonique de l’unité à un point qui dépasse la nature humaine. La grande Allemagne gouvernée par le despotisme d’une petite noblesse est un ridicule idéal qui ne saurait décevoir personne.

Il est regrettable qu’un homme comme M. de Bismark, qui passe pour avoir de l’esprit, prête son concours à une œuvre rétrograde impossible,